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L'existence de ce toit jeté sur le proscenium d'Orange est attestée par les parois des murailles latérales qui en portent encore la trace parfaitement visible, de même que la ligne du toit du portique est imprimée, pour ainsi dire, sur les pierres de la grande façade. Les anciens étaientils donc dans l'usage de construire sur la scène de leurs théâtres une couverture à demeure? Vitruve n'en fait pas mention: c'est une question qu'aucun texte n'a résolue jusqu'ici et qu'on ne peut éclaircir par l'étude comparée des monuments, puisque le petit nombre de théâtres où par exception le proscenium s'est conservé, tels que ceux de Pompéi, d'Herculanum, d'Æizani, de Taormina, ne s'élèvent au-dessus du sol qu'à moitié tout au plus de leur ancienne hauteur. Or ce sont les parties supérieures qu'il s'agirait ici d'interroger. Seul le théâtre d'Orange est donc en mesure de nous répondre, seul il nous montre l'élévation complète d'un proscenium, et cet exemple unique constate qu'un toit a existé.

Quelque précieux que soit cet exemple, il ne faut l'invoquer qu'avec circonspection. Ne serait-il pas une exception plutôt qu'une règle, puisque le toit dont il s'agit paraît n'avoir été conçu et exécuté que postérieurement à la construction primitive? Selon toute apparence, dans les climats les plus favorisés, en Grèce, en Asie et même en Italie, l'idée n'était pas venue de compliquer la construction du proscenium par l'établissement d'un toit. En Gaule même, on avait d'abord importé purement et simplement l'usage méridional, jusqu'à ce que l'inconstance des saisons fût venue commander des précautions particulières et imposer un perfectionnement qui n'était pas d'exécution facile eu égard à la dimension de l'édifice et à l'état des arts mécaniques chez les anciens.

M. Caristie, sans se perdre en vaines conjectures, sans agiter la question de savoir s'il a existé hors des Gaules des théâtres dont la scène fût couverte, s'attache seulement au monument qu'il étudie; il y voit la trace d'un toit, et aussitôt il cherche à se rendre compte de l'effet que ce toit devait produire, des moyens mis en usage pour l'établir et le consolider, et à quelles conditions il pouvait garantir la scène sans que, d'aucun point de la salle et sur aucun rang de gradins, la vue du théâtre en fût interceptée. Cette question de la couverture du proscenium lui inspire une dissertation pleine d'intérêt et très-concluante, à notre avis. Nonseulement il expose ses conjectures, mais il les réalise dans une restauration graphique où sont indiqués tous les détails de la charpente qui composait le toit, le revêtement présumé de cette charpente et l'effet général de la scène surmontée de cette espèce de grand auvent sans supports apparents du côté du public, et ne prenant ses points d'appui que sur le mur du postscenium et contre les deux murs latéraux du parasce

nium. Les eaux se dirigeaient contre le parement intérieur du grand mur de façade; là elles s'échappaient par une foule de petites ouvertures encore existantes, pratiquées à travers les pierres d'un gros bandeau saillant, faisant office de gouttière. Il neige rarement à Orange; sans cela cette combinaison aurait pu donner lieu à de graves inconvénients; on ne conçoit même pas comment les pluies torrentielles du Midi pouvaient s'épancher assez rapidement d'un toit dirigé de la sorte et aboutissant à une muraille.

De nos jours on eût probablement cherché quelque autre procédé. Ces charpentes en fer, avec lesquelles nous suspendons sur nos halles ou sur nos gares de chemins de fer des berceaux si hardis et de si grande portée, auraient permis de jeter sur cet immense vide du proscenium comme une arche de pont recouverte en feuilles métalliques, et s'acculant, de chaque côté, aux massifs du parascenium. De cette façon le toit aurait eu deux pentes, les eaux se seraient divisées et auraient abouti à deux chéneaux très-courts, pouvant par conséquent être très-inclinés et débiter en un clin d'œil de grandes masses d'eau par deux fortes gargouilles. Ces ressources de la métallurgie moderne qui, pour nous-mêmes, sont encore d'un usage si récent, manquaient complétement aux anciens, bien qu'à d'autres égards ils fussent profondément versés dans l'art de manier les métaux. Ils n'en faisaient pas moins des tours de force qui nous confondent d'étonnement. Ils ont couvert des rotondes colossales et d'autres grands vaisseaux sans points d'appui visibles, grâce à des artifices soit de maçonnerie, soit de charpente, qui seraient aujourd'hui ruineux ou impossibles. Ainsi, pour établir ce toit du proscenium d'Orange, ils n'avaient rien épargné. Il fallait l'élever à plus de 30 mètres du sol afin que, des gradins les plus hauts, la vue plongeât jusqu'au fond de la scène. Dès lors on ne pouvait songer à aucune espèce de support vertical: des colonnes, même corinthiennes ou composites, hautes de 30 mètres, auraient, par leur diamètre, encombré tout le devant de la scène; et les fuseaux gothiques eux-mêmes, eussent-ils été inventés, n'auraient pu être admis, puisqu'il fallait, avant tout, éviter les obstacles, si minimes qu'ils pussent être, entre la scène et les spectateurs. Force était donc de fabriquer une charpente d'un genre tout particulier, sorte de grand levier qui pût tenir le toit pour ainsi dire en suspension. Cette charpente consistait en vingt fermes disposées et inclinées à peu près comme ces grues à large base et à col allongé, avec lesquelles on charge et décharge les navires. Les fermes avaient le pied encastré dans la maçonnerie du grand mur de façade, passaient au-dessus du mur de scène arasé à cet effet selon l'inclinaison que devait avoir le toit, s'appuyaient sur ce mur comme

sur un chevalet et se prolongeaient ensuite dans le vide, de manière à couvrir toute la superficie de la scène, jusqu'à l'orchestre. Pour que cette combinaison fût d'une solidité à toute épreuve, il ne suffisait pas qu'on eût composé chaque ferme d'énormes madriers fortement reliés et assemblés, et que le mur de scène offrît un point d'appui inébranlable, il fallait que ces madriers rencontrassent à leur base dans le mur de façade une invincible résistance; or c'était pour obtenir ce résultat, pour charger le pied des fermes d'un poids supérieur au fardeau qu'elles devaient porter, que le mur de façade, déjà d'une belle hauteur dans l'origine, avait dû être surélevé de plusieurs mètres lors de l'établissement du toit. Grâce à cette surélévation, on peut dire que chaque ferme était comme emboîtée dans une sorte de rocher factice. Aussi jamais ce toit ne serait tombé de lui-même, le feu seul était à redouter pour lui, et c'est en effet le feu qui l'a détruit; à la couleur rougeâtre et à l'aspect calciné des pierres auxquelles il était adossé on voit qu'elles ont dû subir l'action d'un violent incendie.

Ces vingt niches colossales au sommet de cette haute muraille étonnent tout d'abord, quand on visite ces ruines. On se demande à quoi pouvaient servir ces grands enfoncements, et quelles statues on pouvait y cacher. Puis, quand on a compris l'énigme, quand on voit quelle masse de charpente était logée dans ces creux pour soutenir une toiture très longue, à la vérité, mais très-étroite, on trouve un peu démesurée la dépense de forces pour le résultat obtenu. C'est une vraie machine de Marly, qu'une charpente ainsi conçue. Toutefois, il faut y regarder à deux fois avant de condamner une œuvre des anciens; ils prennent des précautions et pensent à des choses qui souvent nous échappent. Ce système de grues se prêtait seul à un toit ainsi relevé; et qui sait si cette forme de visière renversée n'était pas plus favorable à la voix, et ne renvoyait pas plus vivement le son à ces gradins supérieurs, si éloignés de la scène, qu'un cintre dans le genre de ceux qui couronnent nos théâtres modernes?

Nous ne nous sommes arrêté à cette question de couverture, que parce qu'elle est particulière au théâtre d'Orange, et lui appartient pour ainsi dire en propre; mais combien de problèmes d'un intérêt plus général viennent nous assaillir à l'aspect d'un proscenium antique! Les différences fondamentales qui nous séparent des anciens, les disparates des deux civilisations, des deux littératures, des deux théâtres, se montrent là plus au vif et en traits plus saisissants que dans les œuvres mêmes des poëtes dramatiques, mieux conservées pourtant que la plupart de ces ruines. En lisant un chef-d'œuvre, on oublie malgré soi, on n'a pas besoin de savoir

dans quelles conditions il était récité; à quelle distance du public, dans quel espace, devant quel genre de décorations les acteurs remplissaient leurs rôles. Ces circonstances matérielles s'effacent, à la lecture, devant le pur attrait de la poésie, devant ces beautés éternelles qui appartiennent à tous les temps, que sentent tous les cœurs, que comprennent tous les esprits, qui n'ont, pour ainsi dire, ni costume, ni date, ni patrie. Mais, si vous mettez le pied sur le sol même où ces vers ont jadis retenti, non plus comme œuvre d'art abstraite, mais comme partie intégrante d'une action dramatique soumise à certaines lois, ces lois, ces conditions, ces accessoires de la pensée du poëte, vous apparaissent et s'emparent de vous. Ce qui, tout à l'heure, n'était qu'au second plan, passe maintenant au premier; ce ne sont plus les côtés analogues et presque identiques des deux systèmes dramatiques qui vous charment et vous attirent, vous êtes frappé surtout des différences.

Rien, dans un théâtre antique, ne contrarie autant nos idées et nos habitudes que la forme de la scène. Elle était, comme on sait, prodigieusement large par rapport à sa profondeur. Au théâtre d'Orange cette largeur est de 66 mètres environ, et la profondeur de 12. La même différence existe, à peu de chose près, partout où le proscenium est assez conservé pour qu'on puisse le mesurer. Ainsi la règle antique était de faire la scène cinq ou six fois plus large que profonde; chez nous, il n'est pas un théâtre dont la scène ne soit au moins deux fois plus profonde que large, et cette proportion est souvent dépassée.

Voilà une différence radicale, qui ne pouvait manquer d'avoir des conséquences. Cette manière diamétralement opposée de concevoir la structure de la scène devait se reproduire dans l'action dramatique ellemême et dans le mode de représentation. Pour bien se figurer ce qu'était la scène chez les anciens, on n'a qu'à regarder ce qu'il en reste chez nous, lorsque la toile est baissée. L'espace compris entre la rampe et le rideau d'une part, et de l'autre entre les loges d'avant-scène, voilà, toute proportion gardée, ce qui correspond à la totalité d'un proscenium antique.

Dès lors, il va sans dire que tout effet de perspective, non-seulement dans les décorations, mais dans la position des acteurs et des choristes, devenait impossible. Chez nous, la mise en scène est toujours calculée dans le sens de la profondeur; elle veut être vue de face; chez les anciens, elle procédait dans le sens opposé, et, par conséquent, de profil. Nous cherchons à montrer les choses en ronde bosse, pour ainsi dire; les anciens les faisaient voir comme en bas-relief, se conformant au peu de profondeur et à la forme allongée de l'espace où ils agissaient. Lorsque plusieurs acteurs sont réunis sur nos théâtres, il y en a toujours quel

ques-uns légèrement en arrière des autres; ils s'étudient à former des plans distincts, et, si les choeurs sont nombreux, ils se divisent en groupes, s'échelonnant et se multipliant aux yeux des spectateurs par une sorte d'effet de raccourci. Ces raffinements artificiels étaient interdits aux anciens. La scène tout entière s'étalait sous les yeux du public; elle était sans mystère pour lui; il en voyait le fond à quelques pas au delà de l'orchestre; il distinguait tous les choristes et les passait en revue un à un. On ne pouvait donc le tromper; on n'était pas en mesure de lui faire

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croire soit à une profondeur illimitée des lieux où se passait l'action, soit à un nombre de personnages plus grand qu'il n'était en effet. Les décors, dans ce genre de théâtre, étaient employés plutôt à titre de renseignements que comme moyens d'imitation. Au lieu de poser une affiche, un écriteau disant ici est un palais, un temple, une place publique, nous sommes sur le mont Cithéron, ou sous les murs de Thèbes, on ajustait sur le proscenium, à certaines places convenues, des toiles sur châssis, de véritables décorations, très-habilement peintes, mais tout autrement combinées que nos décorations modernes, et n'ayant assurément pas la prétention de transporter magiquement le spectateur devant les lieux. eux-mêmes qu'on voulait figurer. Quant aux effets de scène, du moment qu'ils ne pouvaient être que parallèles et non perpendiculaires à l'orchestre, ils ne consistaient guère que dans les évolutions du chœur, sortes de processions ou cortéges qui défilaient sur la scène de droite à gauche ou de gauche à droite, descendaient quelquefois dans l'orchestre, et, après y avoir serpenté, remontaient gravement à leur place. Ces promenades, entremêlées de danses et de chant, étaient de vraies cérémonies.

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