Images de page
PDF
ePub
[ocr errors]

jamais sur les bonnes idées, firent accueil à cette méthode économique; pour nous, nous ne fîmes guère du plaqué que vers 1774, et nous ne savons pas le nom de l'orfévre qui, le premier, en fabriqua à Paris. Mais nous possédions, sous Louis XVI, une manufacture de plaqué, qui était établie rue de la Verrerie, à l'hôtel de Pomponne. Elle existait déjà depuis huit ans, et elle avait pour directeurs Marie-Joseph Tugot et son gendre Jacques Daumy, lorsque le roi la prit sous sa protection. Les considérants de l'arrêt du conseil du 12 juillet 1785 font connaître que les entrepreneurs sont parvenus à « appliquer le doublé et le plaqué d'argent sur le cuivre, le fer et tous les autres métaux; qu'ils ont les premiers perfectionné le doublé d'or, » et qu'ils fondent le platine par un procédé prompt, facile et peu dispendieux. De pareils résultats valaient bien une récompense. Louis XVI, enchanté des progrès d'un art qu'il aimait, permit donc à Tugot et à Daumy d'établir, « sous le titre de Manufacture royale, une boutique de quincaillerie, bijouterie, orfévrerie, ainsi que de plaqué et de doublé d'argent et d'or sur tous métaux. » Il leur fit en même temps une commande de dix mille livres tournois. Enfin, la cour des Monnaies ayant cru devoir restreindre l'étendue du privilége accordé aux entrepreneurs, le roi intervint de nouveau et les autorisa, par des lettres patentes du 17 mars 1789, à « doubler et plaquer les vases et ustensiles de cuivre et de similor, propres aux comestibles. »> Ainsi protégée par Louis XVI, l'industrie prospéra, et nous en trouvons la preuve dans une lettre de l'académicien M. Sage, qui, à propos de la découverte, plus ou moins contestable, d'un plateau antique en plaqué, rappelle que « MM. Tugot et Daumy, artistes ingénieux, » mettent journellement en pratique les secrets de cette méthode peu coûteuse 1. Grâce à ces habiles orfévres, bien des bourgeois de Paris et de la province purent placer sur leur table le luxe menteur d'une argenterie... en cuivre.

Un fait analogue se produisit pour le bijou. Les dames étaient friandes de nouveautés : en 1781, elles avaient suspendu à leur cou de petits dauphins, allusion transparente à la naissance du fils de Louis XVI; l'année suivante les dauphins étaient remplacés par les croix à la Jeannette; plus tard ce furent d'autres colifichets, et ces frêles joyaux n'étaient pas toujours en or. On songea bientôt à utiliser l'acier poli, et l'on fit, jusqu'à la Révolution, des bijoux d'acier qui obtinrent une vogue incroyable. Le grand pourvoyeur de la mode, ce fut Granchez, un marchand qui prenait quelquefois le titre de bijoutier de la reine, et qui, avec l'enseigne de son magasin, Au petit Dunkerque, a enrichi la langue

A. Journal de Paris, 46 août 1788.

française d'un mot nouveau. Sa boutique, établie à la descente du PontNeuf, était étincelante comme le palais des féeries. Le philosophe Mercier ne peut s'empêcher d'admirer « les grâces » que Granchez avait su donner à des riens, et ces étagères où « le crystal, l'émail, l'acier, brillaient comme des miroirs taillés à facettes. » Voltaire, aux derniers temps de sa vie, vint plus d'une fois s'asseoir au Petit Dunkerque, et, au moment des étrennes, les abords du magasin étaient tellement envahis, qu'il y fallait mettre des gardes. Granchez avait d'ailleurs une passion folle pour la réclame, et à ce titre il est véritablement un moderne. Il a rempli les journaux du bruit de ses inventions: en avril 1775, il vendait des « boutons en pinsbeck, acier et autres, ainsi que des épées d'acier à pointes de diamant et de pinsbeck, faisant un grand effet aux lumières. » Le 24 juin de la même année, un arrêt lui accordait la protection du roi pour l'art de polir l'acier. Ce ne fut cependant qu'en 1779 qu'il établit sa manufacture à Clignancourt: le succès dépassa son attente, et il eut l'honneur de présenter au roi une épée à perles d'acier, qui obtint l'applaudissement universel (1785)1. Grâce à l'activité de Granchez et au bas prix de ses bijoux, l'industrie progressa et devint féconde. Aux derniers jours du règne qui allait finir, il existait aux Quinze-Vingts une manufacture royale de bijouterie en acier; elle avait pour entrepreneur Dauffe, qui se fit surtout connaître par la fabrication de boutons d'habits repercés à jour, ornés de perles enfilées et de diamants à vis, le tout en acier 2. Qui de nous, en fouillant avec une curiosité d'enfant la garde-robe d'un grand-père ou d'un vieil oncle de l'ancien régime, n'a retrouvé un de ces vêtements de soie violette encore garni de ces boutons énormes qui, en sortant de chez Granchez ou de la manufacture des Quinze-Vingts, devaient briller au soleil comme d'éblouissantes cristallisations?

Mais le marchand du Petit Dunkerque a touché de plus près à l'art. C'était un homme entreprenant; il devançait la mode et son changeant caprice, et, quoiqu'il ne fût pas orfévre lui-même, il exerça sur l'art une influence décisive. « Il faut rendre justice au goût du maître, dit Mercier. Il anime, il dirige les artistes, il imagine ce qui doit plaire... La bijouterie a fait plus de progrès depuis qu'il a mis sous les yeux du public des modèles élégants et variés, qu'elle n'en avait fait depuis longtemps. » Et, en effet, dès 1775, Granchez avait conseillé aux ouvriers qui travaillaient pour ses magasins de s'inspirer des peintures ou des modèles étrusques récemment publiés par le chevalier Hamilton. Grâce à lui, grâce à ses collabo

4. Voir, sur les bijoux de Granchez,le Mercure, avril et août 1775, et octobre 1785. 2. Journal de Paris, 48 juillet 1787.

rateurs, les dames portèrent, ou du moins elles crurent porter des bijoux renouvelés de l'antique. L'imitation, je n'ai pas besoin de le redire, était singulièrement inexacte: lorsqu'un profil était trop sévère, lorsqu'un contour était trop nu, la fantaisie sentimentale du temps savait en dissimuler l'indigence, et un motif pastoral, tel qu'une houlette enrubannée, des colombes amoureuses ou un chaperon garni de fleurs, venait tempérer la sécheresse du bijou qui aurait pu paraître trop étrusque. « Antiquité et bergerie, tel était alors le mot d'ordre de l'art décoratif. Ces accommodements, ces mensonges semblaient concilier tous les intérêts, et il est certain que le siècle de Marie-Antoinette ne pouvait supporter davantage. Quelle étrange figure aurait faite le bijou antique, à la fois si austère et si splendide, s'il eût paru au Vauxhal ou au Colisée en compagnie de l'échafaudage insensé de la coiffure à la Belle-Poule ou du pouf aux Insurgents!

Ce compromis entre le caprice persistant du XVIIIe siècle et la gravité renaissante de l'idéal grec marqua, au moment où la royauté allait finir, les derniers efforts de l'orfévrerie et de la joaillerie. La perfection du travail, les finesses exquises de la ciselure, une ornementation variée dans sa fantaisie tous les jours plus sage, une sorte d'élégance un peu maigre, mais satisfaisante au regard, tels furent les caractères de l'art à cette date suprême. La statuaire et la peinture, toujours un peu plus avancées que l'orfévrerie, avaient déjà professé la foi nouvelle; mais les industries de l'ameublement et du luxe attendaient encore pour se prononcer, comme si un long avenir leur eût été promis. Les orfévres croyaient avoir l'éternité devant eux. Bien que le ciel montrât déjà plus d'une menace, les esprits paresseux trouvaient dans la situation même bien des prétextes pour se rassurer. Un artiste qui avait lu le matin la Galatée de Florian s'endormait le soir avec une sécurité parfaite. Et pourquoi se serait-il inquiété? Mirabeau était tout entier à ses amours et à ses créanciers; Robespierre prononçait en faveur des paratonnerres des discours qui n'avaient rien de terrible; Marat, médecin des écuries du comte d'Artois, recherchait tranquillement les lois de l'optique ; et puis, la Bastille était si fortement plantée sur ses assises séculaires!... Mais, quelques jours après, on dansait sur les ruines de la vieille forteresse, et le coup de sifflet d'un puissant machiniste, renouvelant brusquement le décor social, mettait en fuite les bergers attardés et faisait envoler les dernières tourterelles.

La suite prochainement.)

PAUL MANTZ.

LES DESSINS DE L'ENFER DU DANTE

PAR M. GUSTAVE DORÉ

Les amis de M. Gustave Doré, je veux dire ceux qui aiment son talent, qui ont suivi avec une irrésistible curiosité toutes ses tentatives et se sont réjouis de tous ses succès, n'ont plus à faire de grands efforts désormais, quand on annonce de lui quelque œuvre nouvelle, pour attirer sur elle l'attention. Ils pourraient s'étonner plutôt de rencontrer tant de bons juges qui affirment avoir senti, dans les premiers dessins livrés aux graveurs par la main d'un enfant, la flamme d'une inspiration véritable. Tout le monde aujourd'hui connaît l'artiste, ou croit le connaître. Il serait difficile, en effet, qu'on ne le connût pas quelque peu. « Un poëte fait des vers et un musicien des chansons, tout comme un pommier fait des pommes, « dit un personnage des comédies d'Alfred de Musset; c'est avec cette naturelle abondance que M. Gustave Doré fait ses dessins. Il a semé, comme l'arbre en fleur, à tous les vents; il a répandu ses ouvrages avec une profusion si sûre de ne s'épuiser jamais, et a mis dans chacun d'eux un accent si vif et si personnel, qu'il faudrait être bien nonchalant des choses de l'art pour les avoir laissés passer tous inaperçus, ou bien inhabile à discerner l'originalité pour n'avoir jamais été frappé du caractère de quelqu'un d'entre eux.

M. Gustave Doré est donc populaire, et je pense qu'un de ses vœux les plus chers est ainsi satisfait. Il a souhaité ardemment la popularité, et, comme si, avec beaucoup de talent, ce n'était pas assez pour y atteindre de beaucoup produire, il paraît s'être préoccupé toujours du soin de multiplier ses ouvrages et des moyens de les mettre sous les yeux d'un plus grand nombre de personnes. Ainsi, pendant des mois, quelquefois pendant des années entières, il a laissé de côté la peinture, où il lui était permis d'espérer d'autres succès, mais nécessairement restreints dans un cercle de public plus étroit. Il a dessiné; le nombre des dessins qu'il a

composés est vraiment prodigieux; et, pour les reproduire, il a fait choix des procédés dont il pouvait attendre une plus large diffusion de son œuvre. Promptement maître de tous ceux où il s'est essayé, qui n'eût cru qu'il adopterait, à l'exclusion des autres, le plus fidèle à sa pensée, celui qui garderait le mieux toute la vivacité de sa fantaisie et le trait même de son crayon, sa libre allure et sa délicatesse? La lithographie, l'eauforte font rendre au cuivre ou à la pierre tout ce qu'on leur confie; M. Gustave Doré leur a cependant préféré plus d'une fois des procédés défectueux qui ne lui offraient d'autre avantage que de faciliter le tirage à un grand nombre d'épreuves; et on l'a vu se passionner pour ces inventions incomplètes et mal venues sur la valeur desquelles il entretenait l'illusion par le parti merveilleux qu'il en tirait. Mais habituellement il s'en tient à la gravure en bois, art admirable certes, bien fait pour tenter la verve d'un grand artiste, et de plus, depuis l'invention du clichage, mode de reproduction presque sans limite. Le livre d'ailleurs et le journal ne sontils pas les plus puissants moyens de propagation, des ailes véritables pour la pensée? M. Gustave Doré a chargé le journal et le livre de répandre partout son nom et ses ouvrages, recherchant de préférence ceux qui s'adressent à tous les âges et qu'on rencontre dans toutes les mains, heureux surtout d'être parfois le collaborateur de quelqu'une de ces œuvres rares qui nous ont tous charmés ou instruits, et que chaque génération transmet à la suivante comme une part de l'héritage commun. C'était Rabelais hier, aujourd'hui c'est le Dante, ce sera demain Don Quichotte ou les contes de Perrault1.

L'illustration, le dessin sur bois, voilà son domaine, qu'il exploite, disent les graveurs ambitieux de travailler pour lui, en maître qui en connaît toutes les ressources et qui fait rendre au fonds tout ce qu'il doit produire; en maître capricieux et tyrannique, disent quelques-uns des dessinateurs ses confrères, qui use mal de sa chose et en exige même ce qu'elle ne peut lui donner. Les graveurs, à vrai dire, ne sauraient parler d'une manière tout à fait impartiale de l'homme qui leur inspire une plus haute estime de leur art, et qui, dans une intime collaboration, fait d'eux tour à tour des dessinateurs et des coloristes. De son côté, M. Gustave Doré, quand on entreprend de comparer devant lui ses propres dessins avec les gravures qui les reproduisent, soutient avec plus de vivacité que personne le mérite de celles-ci; mais, lui aussi, je le soupçonne d'avoir quelque secret motif pour accepter de si bonne grâce des traduc

1. Ces deux derniers ouvrages, dont M. Hetzel prépare l'édition, sont à présent fort avancés, et ajouteront, je n'en doute pas, quelque chose encore à la réputation de l'artiste.

« PrécédentContinuer »