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MOUVEMENT DES ARTS ET DE LA CURIOSITÉ

L'EXPOSITION DES BEAUX-ARTS A NANTES.

La ville de Nantes avait fait de pressants appels à l'élite des peintres parisiens. Grâce aux relations personnelles d'un de nos collaborateurs, qui est lui-même un artiste de talent, M. Olivier Merson, les jeunes représentants de la nouvelle génération ont choisi parmi leurs meilleures œuvres, et Nantes a ouvert une large hospitalité aux toiles qui, dans ces dernières années, ont le plus légitimement préoccupé le public parisien. Un instant même, nous a-t-on assuré, les organisateurs de cette exposition, une des plus importantes que nous ayons encore vues en province, purent espérer qu'ils posséderaient la Source de M. Ingres. C'eût été une bonne fortune et presque un acte de justice. Les maîtres auxquels leur âge, leurs longs travaux, leur doctrine, ont conquis une position élevée, ne doivent-ils point des enseignements pratiques, et leur abstention, devenue presque systématique, ne légitime-t-elle point cette indépendance absolue qui gêne plus souvent peut-être qu'elle ne sert? Si la tradition dans les arts est réellement un bienfait, elle ne saurait s'exercer, comme dans les lettres, par des conseils imprimés ou des transmissions orales, mais bien par des faits. Que tous les élèves n'acceptent point la doctrine de M. Ingres, cela ne serait pas impossible; mais, assurément, au voisinage austère du chef-d'œuvre de sa verte vieillesse, beaucoup d'entre eux rougiraient de l'inachevé choquant de leurs ébauches enfantines. La centralisation artistique est déjà trop affirmée à Paris par les galeries du Louvre pour que l'on ne tente pas de faire participer la province au mouvement moderne, en lui envoyant de temps à autre les pages qui feront l'honneur de notre temps, avant qu'elles ne s'immobilisent dans la collection publique.

Les rédacteurs du livret nantais avaient imité les allures des livrets parisiens jusqu'à consacrer, sous la rubrique Monuments publics, quatre pages aux « ouvrages exécutés ou placés dans les monuments publics, et qui, par leur nature, n'ont pu figurer à l'exposition. » Nous y apprenons que M. Picou a décoré l'abside de l'église Notre-Dame-de-Bon-Port, ainsi que le fumoir et la salle des concerts de l'hôtel Caillé ; et que M. Le Hénaff a exécuté des fresques dans l'église de l'externat des EnfantsNantais, et dans l'église de Notre-Dame-de-Bon-Port. Nous avons vu cette dernière frise la Vierge immaculée avec sept groupes de personnages de l'Ancien et du Nouveau Testament, proclamant le dogme de l'Immaculée Conception. C'est un pastiche de la frise de M. Hippolyte Flandrin, à Saint-Vincent-de-Paul. Mais M. Le Hénaff,

élève d'Achille Devéria, ne s'est point astreint à la coloration sobre de l'original. Les groupes, qui, vus de près, offriraient peut-être d'ingénieux détails, sont lourds, et la proportion des figures est trop courte. Les sculptures de M. Guillaume Grootaers et celles de M. Amédée Ménard sont dispersées dans diverses églises ou sur les frontons des édifices publics; celles de M. Ménard, qui surmontent la gare du chemin de fer, nous ont paru conçues dans un bon sentiment décoratif. Ces travaux, qui témoignent d'encouragements sérieux et intelligents, mériteraient assurément plus que des mentions aussi rapides; mais l'exposition nous sollicite, et elle renferme, contre l'usage trop habituel aux expositions de la province, des toiles complétement inédites à Paris. C'est ainsi que M. Millet, outre le Bûcheron et la Mort, qui ne figurait point au Salon de 1859, mais dont nous avons nonobstant reproduit la composition puissante 1, a envoyé une Femme faisant manger ses enfants. Assise sur un escabeau, une jeune paysanne, d'une beauté robuste et élégante, donne avec une cuiller de bois la becquée à ses trois marmots, rangés sur le seuil en pierre de la chaumière; celui du milieu avance sa tête ceinte d'un bourrelet et ouvre la bouche comme un oiseau affamé; sa petite sœur le soutient avec une maladresse touchante, et la plus grande attend gravement son tour en tenant une poupée; au fond, le père laboure à la bêche sous les arbres du verger. Rien n'égale la tendresse attentive de la mère, la grâce sincère des enfants. Personne ici ne songe au peintre! C'est de la rusticité de bon aloi, et les poules ellesmêmes ne ressemblent point à celles de la Société d'acclimatation.

M. Courbet n'est représenté que par ses Cribleuses de blé de l'Exposition de 4855. C'est à mon avis une de ses toiles les moins heureuses. Le ton général est sans vigueur et sans harmonie. La jeune fille en robe rouge, agenouillée sur un drap étendu, qui élève à deux bras un crible, est une belle figure dans la partie supérieure, mais le bas du corps, banal, trop petit, n'appartient plus à ce dos, à ces bras opulents. La jeune femme en gris, adossée à des sacs de blé, est maniérée et mal à son plan. Enfin la seule bonne partie est celle de droite, où un petit garçon entr'ouvre la porte d'un blutoir; mais elle semble avoir été peinte à part, et ajoutée après coup.

L'intérêt véritable se partage entre M. Géròme et M. Baudry, et la victoire me semble bien définitivement acquise à ce dernier. Je passe sous silence la Charlotte Corday, composition un peu théâtra'e revêtue du prestige du trompe-l'œil. Mais le portrait de M. Beule palpite de vie nerveuse; la physionomie est bien, je ne dirai point celle de M. Beulé, que je ne connais pas, mais celle que font supposer ses livres à l'érudition militante et souple, aux vues rapides, à la forme précise C'est un chef-d'œuvre de peinture expéditive et suffisante; c'est assurément le chef-d'œvre de M. Baudry. Et cependant quelle perle que cette Léda, qui fut si justement applaudie en 1857! Quelle aimable vision que cette figure chastement nue au milieu de ce paysage tout moderne! L'indécision de ses formes s'allie à l'indécision du désir qui la sollicite et de la pensée qui la trouble. C'est une strophe détachée des poésies d'Alfred de Musset. Auprès de ce décorateur brillant, les chairs briquetées de M. Gérôme s'obscurcissent encore, et ses compositions antiques sont froides comme un cours à la Sorbonne. Aussi rappelleronsnous seulement pour mémoire le Rembrandt, les Gladiateurs et le Socrate chez Aspasie. Mais là où M. Gérôme se relève, où il est assurément sans rival aujourd'hui, c'est dans la peinture ethnographique. Depuis Raffet, depuis les pages du Voyage en Crimée, personne n'a poussé aussi loin l'exactitude minutieuse des accessoires, la

1. Voir l'eau-forte de M. Edmond Hédouin, t. II, p. 362.

sincérité de la mise en scène. Le Boucher turc a été vu à l'angle de quelque rue et s'est photographié dans la mémoire du peintre. Aussi tout prend-il l'intérêt d'un document précis les chiens galeux accroupis obstinément autour du trépied qui supporte le morceau de viande, et le boucher assis sans grand souci de la pratique absente, et le billot de bois qui est une simple souche couchée sur le flanc. Le Corps de garde albanais renferme aussi des qualités exquises: on pardonne au peintre les tons crus ou les petites lumières lorsqu'elles accusent avec une telle intelligence le pli typique d'une figure, l'accident lumineux d'une arme bizarre ou la couleur locale d'une étoffe. Les belles lithographies ou les belles eaux-fortes que ferait M. Gérôme, s'il daignait plus souvent déchausser le cothurne qui l'a fait tant de fois trébucher, et raconter, en homme d'esprit qu'il est, ses impressions de voyage!

L'espace nous fait défaut pour parler à loisir de M. Antigna, dont les Intérieurs bretons font fureur parmi les amateurs, de M. Diaz, qui a ici un paysage que l'on daterait de ses meilleurs temps, de M. Mouchot, un orientaliste qui nous révèle enfin un Orient vraisemblable, de M. Philippe Rousseau, qui brosse ses natures mortes trop en décorateur, de M. de Curzon, dont les paysages offrent tant de distinction, de M. Théodule Ribot, auquel ses longues théories de jeunes pâtissiers ont déjà fait une réputation d'originalité. La lumière, plus discrètement distribuée qu'au Palais de l'Industrie, a rendu à bien des toiles des qualités qu'on leur soupçonnait à peine. Nous avons retrouvé, dans le Dante rentrant à Florence après la bataille de Campaldino, de M. Claudius Popelin, la distinction, un peu froide, il est vrai, que nous avions appréciée dans l'atelier de cet excellent élève d'Ary Scheffer. Mais nous voulons encore signaler à nos lecteurs les petites eaux-fortes de M. Auguste Delâtre, qui se repose, à ses heures, de toujours imprimer celles des autres; des paysages de M. Saint-Marcel, dont nos lecteurs connaissent la pointe expéditive et sûre de son charme; des détails d'architecture de M. Gauchèrel, qui a si bien profité des leçons de M. Viollet-le-Duc, et surtout des vues de M. le baron Olivier de Wysmes, que nous avions très-injustement passées sous silence à la dernière Exposition. Ici M. de Wysmes, est sur son terrain, car tous les sujets de ses eaux-fortes sont empruntés à la Bretagne. Nous connaissions déjà ses dessins par les pierres que lithographient pour lui MM. Mouilleron et autres dans l'ouvrage intitulé: Maine et Anjou; nous lui conseillerons seulement ici de serrer de plus près la silhouette, de simplifier les détails et de se laisser aller avec plus d'abandon aux impressions simples de la nature; alors même qu'ils semblent inventer, les maîtres ne font que coordonner des détails caractéristiques, mais scrupuleusement exacts.

C'est donc, à peu d'exceptions près, les ateliers parisiens qui ont fait les frais de l'exposition nantaise. Nous le regrettons et nous nous en étonnons. Nantes est la capitale d'une province qui a conservé beaucoup encore de ses sentiments propres, de sa vie personnelle. Y trouve-t-on cependant un seul artiste qui regarde en lui-même ? En est-il un seul qui ait poussé jusqu'à ces dunes, jusqu'à ces côtes ardues qui enserrent la Bretagne d'une ceinture de sable et de rochers? En est-il un qui se soit appliqué à étudier les caractères de cette race bretonne, aux reins robustes, aux extrémités délicates, aux yeux si doux et si fiers? Hélas! non. Les artistes de Nantes semblent ignorer même qu'ils possèdent un musée où toutes les écoles, jusqu'à celles de nos contemporains, sont représentées par les plus honorables échantillions. Paris est comme cette montagne d'aimant dont parlent les contes arabes: « Si loin qu'en passent les vaisseaux, elle les attire à elle et les brise misérablement. >> C'est ainsi que

de tous les points de la France les natures le mieux douées viennent se heurter à l'écueil toujours dressé du poncif à la mode.

PHILIPPE BURTY.

LIVRES D'ART.

JEHAN DE PARIS, VARLET DE CHAMBRE ET PEINTRE ORDINAIRE DES ROIS CHARLES VIII ET LOUIS XII, par J. Renouvier; précédé d'une Notice biographique sur la vie et les ouvrages, et de la bibliographie complète des œuvres de M. Renouvier, par Georges Duplessis. - - Paris, chez A. Aubry; imprimé chez Perrin, à Lyon.

1861.

M. Georges Duplessis vient de publier, à petit nombre, un travail posthume de M. Jules Renouvier, travail fait avec la sagacité et le soin qui distinguaient, parmi nos érudits modernes, notre regrettable collaborateur.

M. Jules Renouvier a suivi, dans ces pages éclairées par la plus saine critique, les traces parfois un peu problématiques du peintre Jehan de Paris. Déjà M. Léon de Laborde, dans son curieux livre de la Renaissance, considère Jehan de Paris comme l'un des quatre grands peintres primitifs français, et il le met en parallèle avec Fouquet, Lichtemon et Bourdichon. En 1455, Jehan était déjà parmi les gens et officiers du duc d'Orléans; en 1489, il fut chargé par la ville de Lyon des travaux de décoration et de représentation pour l'entrée de Charles VIII. En 1493, Jehan de Paris fut encore l'ordonnateur principal de l'entrée du roi et de la reine Anne de Bretagne à Lyon, et c'est après ces travaux qu'il paraît attaché au service du roi comme varlet de chambre et compris dans sa chirurgie. Il voyagea avec la cour en Italie, et séjourna longtemps à Amboise.

M. Jules Renouvier pensait que l'on devait faire une part à Jehan de Paris sur les petits livres publiés à propos de la mort de Charles VIII, l'avénement de Louis XII, son sacre à Reims, son entrée à Paris et ses Nouvelles de Milan, car il suivit également ce prince en Italie. Jehan Lemaire raconte en ces termes, dans la Légende des Vénitiens, les travaux de Jehan de Paris lorsqu'il faisait partie de la suite du roi : « De sa main merveilleuse il surpasse aujourd'hui tous les citramountains; les cités, les chasteaux de la conqueste et l'assiette d'iceulx, la volubilité des fleuves, la planure du territoire, l'ordre et le désordre de la bataille, l'horreur des gisans en occision sanguinolente, l'effroi des fuyans, l'ardeur et impétuosité des vainqueurs, la misérabilité des mutilés nageans entre mort et vie, et l'exaltation et hilarité des triomphans... »

Plus tard, Jehan de Paris, car les artistes de cette brillante période réunissaient toutes les sciences, fut le premier architecte de l'église de Brou, l'un des derniers bijoux de l'art gothique; mais ayant perdu la faveur de madame Marguerite, il fut supplanté dans la direction de cette célèbre sépulture par un architecte belge, Louis van Bugben. Il est porté pour la dernière fois sur les comptes de la cour en 1522; mais il vivait encore en 4527, et dut mourir peu de temps après cette époque.

A cette notice, dont nous avons à peine donné le squelette, M. George Duplessis a joint une note, également de M. Renouvier et déjà publiée, sur le Tableau du musée d'Anvers représentant la Vierge sous les traits d'Agnès Sorel, peint par Fouquet.

Dans quelque temps il fera paraître les Gravures sur bois dans les livres d'heures de Simon Vostre, et des Portraits d'auteurs dans les livres du xve siècle. Ces notices, jointes à l'Art et ses institutions pendant la période révolutionnaire, dont M. A. de Montaiglon surveille la publication à la librairie Renouard, offriront aux amis sincères des bonnes études quelques-uns des travaux, si cruellement interrompus, d'un des plus ingénieux critiques de notre époque. Heureux qui peut laisser après soi tant de regrets et tant de sympathies!

PH. BURTY.

L'Académie française vient de décerner le premier des prix Monthyon à M. Charles Lévêque, auteur de la Science du Beau. Le prix en question a été fondé pour l'ouvrage le plus utile aux mœurs. L'Académie française a donc jugé qu'un livre d'esthétique était aussi un livre de morale, un puissant moyen de corriger les mœurs et de civiliser les hommes. C'est de quoi nous devons la féliciter tout d'abord. Quant au choix qu'elle a fait de la Science du Beau, nous ne pouvons qu'y applaudir. Les idées de M. Lévêque sont grandes et généreuses, son point de vue très-élevé; sa doctrine, toute platonicienne, est à notre sens la meilleure, et c'est la seule qui ait la chance de durer parmi nous; car si c'est une doctrine partout vraie, comme l'a dit M. Villemain, « elle est indigène et impérissable dans le pays de Corneille et de Bossuet; >> il fallait ajouter dans le pays de Nicolas Poussin et de Lesueur.

Professeur de philosophie au Col'ége de France, M. Lévêque a donné à son ouvrage une forme purement philosophique. Pour en rendre la lecture plus agréable à ce personnage paresseux et dégoûté qu'on appelle le public, il eût mieux fait peut-être de se rabattre plus souvent sur les faits, de descendre du monde sublime des abstractions dans le monde des chefs-d'œuvre et de montrer les grandes lois du beau se dégageant toutes seules des créations du génie. M. Lévêque l'a senti et l'a parfaitement réalisé dans une partie de son ouvrage, celle qui concerne la musique. Ses analyses des grands maîtres, ses commentaires sur les opéras de Mozart sont des morceaux pleins de mouvement et de chaleur, où le philosophe est devenu artiste. Ce n'est pas que, dans les autres parties, son livre soit dépourvu de l'éloquence que comporte un si noble sujet; il est au contraire vivement formulé, et bien lui en vaut, car il ne faut pas se dissimuler que deux volumes d'esthétique pure ne s'adressent guère qu'aux esprits délicats et aux lecteurs choisis, qui nulle part ne sont en très-grand nombre. Toutefois, il appartient à l'auteur de la Science du Beau d'étendre lui-même et d'agrandir la clientèle des écrivains qui se vouent à l'étude de ces belles questions, si intéressantes pour l'âme de chacun et si utiles à la morale de tous. CH. B.

Le Moniteur du 15 septembre contient la note suivante:

« Une Revue, en publiant le catalogue des pièces acquises par la Russie et provenant de la collection Campana, fait précéder et suivre cette publication de notes inexactes et de réflexions qui tendraient à rabaisser l'importance de la portion acquise par la France et qui va former le musée Napoléon III.

« Il est dit dans l'une de ces notes qu'un commissaire russe, M. Stépan Guédéonoff, avait acquis pour le musée impérial de l'Ermitage, à Saint-Pétersbourg, la plupart des principales pièces qui composaient le musée, alors en son entier, et on lit à la fin de ce même article: «Trois mois, jour pour jour, après notre acquisition conclue, le << musée du Louvre s'est rendu acquéreur à son tour des objets restants du musée

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