Images de page
PDF
ePub

Malgré le soin de mes recherches et la bienveillance si parfaite du marquis de Bentivoglio, descendant direct actuel de la branche à laquelle appartenait le cardinal de ce nom, — c'est-à-dire la branche la plus glorieuse et la plus fameuse, celle qui était souveraine à Bologne au xve siècle, je n'ai pas eu connaissance de la réponse explicite du cardinal Borghese, si vivement mis en demeure de faire exécuter pour tapisseries les belles Histoires de Samson. Cependant, deux pièces à l'appui que je retrouve dans les copies me prouvent l'une, que le cardinal entra en négociations sérieuses pour la commande qui était à faire; l'autre, que cette commande fut exécutée, et en 1615 le cardinal lui-même la montrait dans ses appartements et s'en faisait gloire 1. Le dessin primitivement conçu, dont j'ai donné la division dans la longue note précédente, indiquait douze sujets, et le cardinal Borghèse en voulut quinze, selon, paraît-il, que l'exigeaient les dispositions et les dimensions de ses bâtiments. Si ces tapisseries existent encore aujourd'hui au palais Borghèse ou à la villa de cette seigneuriale famille, elles devraient être divisées ainsi, d'après la pièce justificative du nonce Bentivoglio, dont voici la teneur à la date du 20 avril 1610 :

« L'Histoire de Samson qui se fait en tapisseries pour l'illustrissime cardinal Borghèse sera divisé en seize pièces dans le mode suivant :

<< 4° Le sacrifice du père et de la mère de Samson;

« 2° La naissance de Samson;

.

«3° Samson fait l'amour avec Dalila;

«4° I met en pièces le lion;

Dans la sixième, Samson pousse les renards dans les blés, leur mettant le feu à la queue. Il tue trente Philistins pour payer ce qu'il avait promis auxdits Philistins s'ils venaient à deviner l'énigme qu'il avait proposée.

Dans la septième, les Philistins brûlent la maison des parents de Samson, lequel tue nombre de ces mêmes Philistins (larg. 8 aunes).

Dans la huitième, Samson rompt les liens avec lesquels il était attaché, tue mille Philistins avec la mâchoire d'un âne, et de cette mâchoire s'échappe de l'eau pour modérer sa soif (9 aunes).

La neuvième représente la sortie de Samson de la ville où il était prisonnier, emportant avec lui les portes.

Dans la dixième, Samson dort sur le sein de Dalila. Elle reçoit des Philistins le prix de la trahison qu'elle commet en lui taillant les cheveux (8 aunes).

La onzième représente la mort de Samson avec la ruine du palais, sous les débris duquel moururent trois mille Philistins qui, peu auparavant, avaient fait venir Samson devant eux (larg. 10 aunes).

Dans la douzième est la cérémonie de l'onction du corps et de la sépulture (7 aunes). Tout ce dessin fut fait par un peintre fameux appelé maître Gillio Mechelaon, lequel passa de longues années en Italie, et était Flamand de Malines.

1. Archives Bentivoglio. Lettres, passim.

«5° Les noces de Samson;

6o Il envoie les renards dans les blés;

7° Il tue nombre de Philistins avec un fer de charrue;

«8° Il tue d'autres Philistins avec une mâchoire d'àne;

9° L'eau jaillit de la mâchoire pour modérer la soif de Samson;

« 40° Il s'échappe de la prison avec les portes de la ville sur les épaules (grandes

figures);

« 44° Vue de la ville avec Samson en perspective ayant les portes sur les épaules;

« 12° Dalila coupe les cheveux de Samson;

« 43° La ruine du palais;

« 14° Préparatifs de la sépulture du corps de Samson;

« 45° L'embaumement et la sépulture.

<< Puis une autre pièce de quatre aunes, pour laquelle ordre a été donné à un peintre d'Anvers de trouver quelque sujet de la même histoire dont on puisse faire quelque bon dessin qui se mettra ensuite en couleur comme les autres. »

Tel est le détail de la première négociation.

Vers la fin de cette même année, Bentivoglio, nonce aux Pays-Bas, se sentait trop peu en vue dans ces provinces d'une puissance toute secondaire et toute dépendante. Ses moyens, sa belle ambition, ses instincts politiques lui soulevaient déjà dans le cœur et dans l'esprit ces traces ardentes si naturelles à ceux qui se savent capables d'un rôle sur une grande scène, mais que les circonstances forcent momentanément à l'étroit. J'ai sous les yeux la copie d'une fort belle lettre de lui à un certain Landi qui le patronnait et le servait à Rome; il examine et discute les nonciatures vacantes... « Quant à penser, dit-il, à de plus grands avancements dans les dignités de l'Église, en continuant le service de cette nonciature de Flandre, ce serait une pure vanité, à mon sens, et d'ailleurs, ayant horreur de toutes les futilités, je ne puis me figurer ces chimères. Mon but, en somme, est de me grandir par des services très-nobles, de marcher sûrement et au grand jour, de prendre enfin les routes royales. » Voilà qui est fort grandement dit et ne part point d'un petit esprit. Si le nonce, en effet, grandit dans la faveur, il grandit aussi par le mérite. Il se révéla sous le jour du zèle à Sa Sainteté elle-même par un mémoire important sur les choses de la religion catholique en Angleterre, et sous celui du talent par l'envoi en 1611 au cardinal patron d'une pleine Relation de la République des provinces unies des Pays Bas. Néanmoins Bentivoglio devait encore remplir quatre années de cette première nonciature, et ce ne fut guère que le 19 septembre 1615 qu'il put commencer sa lettre à son frère aîné par ces mots : « En somme, je m'en vais, monseigneur comte; mon successeur est nommé. » Le 25 décembre il en était à la seconde journée de son voyage à Luxembourg, le jour

de Noël. Mais le 12, étant encore à Bruxelles, dans une lettre où il rappelle la question toujours embarrassée de ses affaires, je vois réapparaître le rôle des tapisseries:

«Et puis enfin, dit-il, mon successeur est arrivé, et il eut hier sa première audience avec les sérénissimes princes! Aussi partirai-je sans retard, dans trois ou quatre jours, par la voie d'Allemagne. Dans ce peu de temps qui me reste, je verrai à bien finir de satisfaire à mes créances. Il m'a fallu laisser aux mains de Gridolfi toutes mes tapisseries neuves, de quoi tendre cinq chambres, ayant le plus grand déplaisir de n'avoir pu les envoyer déjà ou les conduire avec moi, surtout à cause de toute une tenture représentant des jardins, que j'avais projeté d'offrir au cardinal patron dès mon arrivée à Rome. Que Votre Seigneurie sache que c'est un ouvrage d'un si joli aspect que peutêtre on n'en a point vu de semblable; mais il convient de prendre patience. J'ai vendu tous mes meubles, ceux de soie comme les autres... Que Votre Seigneurie ne manque point d'envoyer à Grifolfi les deux mille écus... 1»

Si Sa Seigneurie se trouvait obligée de laisser provisoirement en gage ses brillantes tapisseries, elle n'en était cependant pas si réduite qu'elle n'eût un fort beau train et un très-grand équipage pour se rendre de Bruxelles à Rome par Spire et le Tyrol. « Je voyage avec onze chevaux, écrit-elle, tous à moi; six à mon carrosse, deux en main, trois montés : j'ai treize serviteurs. >>

Je vois, d'après mes notes prises dans sa correspondance, le nonce Bentivoglio arrivant à Rome le 23 mars et se préparant déjà à faire fort bien sa cour au cardinal patron. Sa Sainteté lui fit fort bonne figure : l'accueil qu'il reçut lui assurait ou de rester à Rome en grande faveur dans de hautes charges, ou d'en partir pour une de ces nonciatures plus élevées en considération personnelle et en importance politique. Je trouve ces mots caractéristiques dans une de ses plus charmantes lettres inédites: « Fin qui mi pare esser mi insinuato assai bene. Jusqu'à présent il me semble que je me suis fort bien insinué......., » et cela après une conversation des plus intimes et des plus variées avec le cardinal Borghèse, qui l'avait rencontré sous le portique de Sainte-Marie-des-Anges et l'avait entraîné « in quel bel claustro, dans ce beau cloître, » pour deviser plus à l'aise. Et note est à prendre que le profane plus que le sacré était entré dans leurs discours : «... Parlammo di varie cose con molta domestichezza. Il cardinale mi parlò in particolare di quella relatione di Conde ..., » mais il

1. 22 déc. 1615, Brusselles. 1615, Lucemburgo.

2. « Le cardinal me parla en particulier de ma relation de Condé... » Bentivoglio parle ici de la fameuse relation qu'il avait écrite (et qui depuis a paru imprimée dans toutes les éditions de ses œuvres) sur la fuite du prince de Condé et de sa femme Charlotte de Montmorency. Étant nonce à Bruxelles, il vit beaucoup le prince et la princesse.

fut aussi question de la nonciature de France, et Bentivoglio la convoitait de tous ses désirs, tant il comprenait que les heureuses nuances de son esprit et le tour de son humeur le mettraient à même de se faire le plus grand honneur à cette grande cour. Le sujet des tapisseries revient aussi fort à propos dans la bouche du monsignor en cette même matinée de causerie familière avec le révérendissime patron:

« Tout en louant, écrit monsignor, tout en louant les belles choses dont le cardinal fait ses délices, je lui dis que j'espérais qu'il dût y avoir quelque chose de bon dans ce que j'avais rapporté de Flandre, mais que toutes mes affaires n'étaient point encore arrivées. Le cardinal me répondit qu'il n'y avait point lieu que je fisse aucune nouvelle démonstration, pour ce que nous en avions déjà fait beaucoup trop, et que d'ailleurs il faisait plus de cas de mes rapports (queste mie relation) que de mille présents réunis. Malgré tout cela, j'ai pensé qu'il ne pouvait être que de bon à-propos, et pour mes affaires à moi et pour les nôtres en commun, que je lui offrisse cette tenture dont je vous ai parlé; elle est en six morceaux et convient pour toute une chambre. Ce sont différents jardins en perspective, du plus beau dessin et du plus gracieux effet et aspect. »

Quelle allait-être, en somme, la nonciature qui serait confiée à ce monsignor si plein d'avenir et bientôt à la veille de vêtir la pourpre? On hésitait entre les nonciatures d'Espagne, d'Allemagne, de France. Il faut lire les lettres intimes de Bentivoglio pour comprendre à quel degré de tourment l'élevaient de semblables incertitudes. Par la seule expansion de ses impressions sur ses espérances, un jour déçues, un jour grandies, et cela tour à tour, absolument comme s'il n'y avait à se reposer que sur les caprices du vent, monsignor fait admirablement, sans s'en douter, le tableau de ces oscillations du vaisseau des faveurs et des dignités sous des latitudes aussi étranges que celles de la cour romaine. « Cependant, dit-il, un jour toute la cour est pleine du bruit que c'est moi qui vais en France; mais rien, en fait, n'était bien certain. Serait-ce monsignor Bagno? Foligno disait que non; mais un frère du cardinal Ubaldini l'affirmait. Pignatelli, qui avait vu le pape à Frascati, disait : « C'est Bentivoglio; » l'ambassadeur de France, qui avait rencontré son secrétaire Ottavio à la Trinité-du-Mont, lui avait dit que Borghèse se prononçait tout à fait pour lui. Cela se passait en mai de l'année 1616; mais si la traversée de cette mer d'ambitions fut lente et incertaine, du moins le but fut-il heureusement atteint.

(La fin prochainement.)

ARMAND BASCHET.

[ocr errors]

ARTISTES CONTEMPORAINS

COROT

Bien que la discipline n'ait jamais été le caractère dominant de l'école moderne, il semble néanmoins qu'il s'est fait un accord tacite, une coalition inconsciente entre les maîtres qui, aux approches de 1830, ouvrirent à l'art des chemins plus libres et de plus vastes horizons. Les sources de l'inspiration, les procédés matériels, presque tout enfin devant être renouvelé, un seul, si grand qu'il fût, n'aurait pu suffire à cette immense tâche. Les chefs du mouvement durent donc se distribuer les rôles. L'un se chargea de rajeunir par l'imitation des grandes écoles italiennes les types pseudo-antiques qu'une tradition mal comprise affadissait tous les jours davantage; l'autre dut retrouver les secrets oubliés de la couleur ; celui-ci reçut mission d'affranchir la peinture de genre qui ne s'était encore affirmée que par de timides essais; celui-là élargit le domaine commun en y faisant entrer des héros et des sujets empruntés aux littératures étrangères; tel, autre enfin, chargé du département des accessoires, se mit en quête de costumes plus exacts et restaura le mobilier de la peinture historique. Quant au paysage, qui réclamait une transformation complète, l'effort fut collectif et le rénovateur s'appela Légion. Dans leur recherche de la nature idéale, les académiques tels que Valenciennes et ses élèves avaient à se faire deux reproches également graves. Le respect de l'autorité remplaçant chez eux l'étude naïve, ils contemplaient beaucoup les œuvres de Guaspre et de Francisque Millet, et très-peu la nature; l'esprit perdu dans leur chimère rétrospective, ils tournaient le dos à la vérité. Étaient-ils parvenus, du moins, à idéaliser l'éternel modèle? La beauté des lignes, la grandeur héroïque des aspects les consolaient-elles de la réalité méconnue? Nullement. Le paysage imaginaire s'était, pour ainsi dire, pétrifié dans d'étroites formules, et, malgré ses ambitions, il

« PrécédentContinuer »