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LIVRES D'ART.

HISTOIRE DES PEINTRES. ÉCOLE HOLLANDAISE, 2 vol. in-4°,

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par M. Charles Blanc. - Paris, J. Renouard; 1861.

Lorsque M. Charles Blanc entreprit, en 1849, l'Histoire des Peintres de toutes les écoles, ses amis s'effrayèrent de l'immensité de la tâche qu'il imposait à son courage. Sans parler des obstacles de toutes sortes que pouvait opposer à l'exécution d'une pareille œuvre l'indifférence d'un public qui, on peut le dire sans exagération, n'est pas accoutumé de mettre les livres d'art au premier rang de ses besoins, l'auteur avait à lutter contre des difficultés inhérentes au sujet même et qui, pour une plume moins bien taillée, eussent été insurmontables. Il a pu être facile jadis d'écrire sur la peinture, et, sans être bien vieux, quelques-uns d'entre nous se rappellent le temps où la biographie d'un artiste ne coûtait guère que l'effort d'une matinée. Dans cet âge candide la litté de rature historique, il suffisait d'ouvrir le premier dictionnaire venu, et d'habiller à la moderne les faits, les erreurs, les mensonges accrédités par un écrivain qui, lui-même, les avait empruntés à un livre antérieur. A cette époque d'une crédulité merveilleuse, il ne serait entré dans la pensée de personne de contrôler une date incertaine, de s'enquérir d'une affirmation invraisemblable, et bien moins encore de discuter librement le mérite d'un maître ou le prestige d'une renommée. L'autorité d'une tradition mal comprise avait mis un bandeau sur les yeux de la critique, et la foi était alors si robuste qu'on a vu des écrivains, honnêtes d'ailleurs, parler avec respect du Dictionnaire de Lacombe, et trouver quelque douceur aux Anecdotes de l'abbé de Fontenay.

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E.BOCOURT.D.

E.SOTAIN SC

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Ces temps primitifs ne sont plus. Les études historiques ont marché à pas de géant; l'esprit d'examen s'est réveillé dans sa libre audace; les lettrés, comme les lecteurs, ont résolu d'en finir avec les mots stériles, et, fatalité que nul n'aurait prévue en 1820, pour raconter aujourd'hui la vie d'un sculpteur ou d'un peintre, il faut la savoir. Mais quand notre curiosité demande à l'écrivain une science si complète, un zèle si patient, sait-elle bien ce qu'elle exige de lui? Se doute-t-elle des difficultés, des impossibilités qui entravent la plume la mieux informée? Au moment d'écrire la vie d'un

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maitre, le biographe s'entoure de tous les documents qu'il peut réunir le cabinet des estampes, les collections des amateurs, les catalogues des musées, les livres publiés en France ou hors de France sont successivement interrogés; les souvenirs de voyage sont mis à profit; les amis sont consultés; peu à peu, la personnalité de l'artiste qu'on étudie se dégage et se précise; l'œuvre est connue, l'homme est compris; on prend la plume, on s'interrompt pour chercher encore; enfin, après une étude cent fois entravée et reprise, on achève le portrait du maître et l'on s'arrête, sinon satisfait, du moins tranquille, parce qu'on croit avoir tout dit. Mais bientôt on apprend qu'un érudit, en feuilletant les anciens registres d'une paroisse lointaine, a découvert une date ignorée, un renseignement inconnu. L'échafaudage si péniblement élevé chancelle alors sur sa base, et le travail est à refaire. Ah! le sage ami de Pymandre n'avait pas ces ennuis; Roger de Piles ne connut pas ces peines; d'Argenville ne vit jamais sa sérénité troublée par de pareilles inquiétudes!... Mais que sera-ce si, recommençant pour chaque maître un même labeur, il faut écrire non pas une, mais cent, mais quatre cents biographies! De quelle volonté persistante ne faudra-t-il pas être doué pour venir à bout de cette œuvre infinie? Par quels artifices tenir en haleine la curiosité du lecteur pendant un entretien si prolongé, et comment, en des sujets qui fatalement se ressemblent toujours un peu, parvenir à diversifier sa manière, tout en conservant, à propos de tant de maîtres, l'inébranlable assurance de sa critique et de sa foi?

Ces difficultés, et bien d'autres encore, se sont sans doute présentées à l'esprit de M. Charles Blanc lorsqu'il a pris la plume pour écrire le premier mot de son livre. Elles ne l'ont point arrêté, elles n'ont pas même ralenti la publication de son œuvre. Depuis douze ans qu'elle est commencée, l'Histoire des Peintres poursuit son cours avec la régularité précise d'un journal périodique. Ni les remarquables travaux publiés dans la Gazelle des Beaux-Arts et ailleurs, ni les excursions lointaines, rien n'a empêché M. Charles Blanc de mener de front l'histoire des écoles diverses, car, de même que pour le percement du mont Cenis, l'œuvre a été entreprise par tous les bouts à la fois. Sans doute des écrivains d'une compétence parfaite, MM. Henri Delaborde et W. Bürger, sont venus quelquefois apporter à l'auteur l'appui de leur talent et de leurs études spéciales; mais M. Charles Blanc n'en a pas moins écrit à lui seul l'histoire de deux écoles, celle de l'école française qui, dans quelques mois, sera complète, et celle de l'école hollandaise, aujourd'hui achevée, et à laquelle nous ne voulons pas être les derniers à souhaiter la bienvenue.

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L'Histoire des Peintres de l'école hollandaise forme deux splendides volumes in-quarto qui, sans parler des innombrables gravures qui en illustrent les pages, contiennent la biographie, détaillée ou sommaire, de cent quarante maîtres diversement célèbres. Une part inégale et ici l'inégalité c'est la justice a été faite à chacun de ces peintres, soit qu'ils aient paru mériter les honneurs d'une notice étendue, soit que, moins haut placés dans la hiérarchie de l'école, ils n'aient été jugés dignes que d'une appréciation plus brève. Tous les maîtres qui ont brillé dans l'art hollandais et la plupart de ceux qui n'y ont joué qu'un rôle secondaire sont ainsi étudiés dans leur biographie et dans leur œuvre, et, si la liste n'est pas plus longue, c'est que M. Charles Blanc n'a pas voulu faire un dictionnaire, et qu'il doit y avoir à tout une fin et une

mesure.

Le livre s'ouvre par une introduction, morceau d'une haute saveur dans lequel l'historien, après avoir déterminé les conditions spéciales qui ont permis à l'art hollandais de s'affirmer avec tant d'originalité et de puissance, retrace à grands traits les faits

principaux de ses glorieuses annales. Ce sont là des pages intelligentes et vives, et chacun y trouvera son profit. Rien n'est instructif, en effet, comme l'histoire de l'école hollandaise. Après la période confuse, et d'ailleurs si mal connue, qui remplit le xve siècle (on reprochera peut-être à M. Charles Blanc d'avoir glis é si vite sur les hardis initiateurs de cette époque), l'art hollandais débute avec un maître admirable et tendre, Lucas de Leyde, dont les premières eaux-fortes sont de 4508. Et ici un fait doit nous frapper d'abord, c'est que la Hollande, un peu lente en ses sages allures, arriva la dernière dans l'arène, non que son génie fût hostile à la culture de l'art, mais parce que, ainsi que l'établit l'auteur, ce grand peuple n'était pas parvenu encore à conquérir son autonomie. Cependant la nationalité se constitue, la Hollande a formulé la loi qui sera la règle de sa vie morale. Mais à peine l'art a commencé, qu'un souffle puissant venu de la lointaine Italie s'abat sur cette plante fragile et menace de la faire périr en mêlant à sa séve généreuse un principe étranger. Lucas de Leyde et Jean Schoreel purent assister à cette transformation. Chacun alors, oublieux du pays qui grandissait, se hâta de se faire Italien. Martin Hemskerk et Lambert Zustris, Corneille de Harlem et Abraham Bloemart, tous courent se réchauffer au soleil de Venise ou de la Toscane, et, trop aisément trompés, ils abandonnent leurs qualités natives pour s'affubler d'un style d'emprunt; ils se parent de costumes élégants qui vont mal à leur vulgarité robuste, à leurs traits qu'anime une bonhomie intelligente, mais sans noblesse. La peinture, telle que la comprennent ces maîtres dépayses, est faite de violences florentines mêlées au goût barbare; si bien que, jusqu'aux premières années du XVIIe siècle, l'art hollandais s'achemine vers la décadence avant même qu'il lui ait été donné de s'affirmer et de se connaître.

Il fallait donc que le génie national abandonnât brusquement la voie de l'imitation italienne, et marchât libre dans ses propres sentiers. Ce fut Rembrandt qui rompit le nœud gordien. M. Charles Blanc a trouvé d'excellentes paroles pour saluer l'avénement du libérateur. Et comment ne pas l'aimer ce magicien, cet inventeur, ce poöte, à qui rien d'humain n'est étranger, qui descend au plus profond du cœur, et qui pénètre, comme dirait sainte Thérèse, à travers « les sept enceintes du château de l'àme! >> Cette évocation du monde intérieur est le fait capital de l'histoire de l'art à cette époque, et, sous ce rapport, Rembrandt est le plus grand maître du XVIe siècle.

Le puissant artiste de Leyde a donné à la peinture hollandaise sa formule suprême. Tel n'est pas, il est vrai, l'avis de M. Charles Blanc. Dans sa pensée, développée d'ailleurs avec un talent qui convaincra plus d'un bon juge, le caractère essentiel de l'art hollandais, c'est un naturalisme rigoureux, une constante étude des réalités extérieures. A ce point de vue, Rembrandt aurait été fidèle, dans sa jeunesse, au principe de l'école, mais il s'en serait écarté peu à peu, et en transfigurant l'aspect des choses, en leur prêtant, par les jeux de la lumière et de l'ombre, une sorte de fantasmagorie, ce serait lui ce sont les paroles mêmes de M. Charles Blanc qui aurait contribué à faire perdre à l'école son originalité, qui consistait justement dans le naïf de l'imitation. Et l'auteur, complétant et peut-être exagérant sa pensée, va jusqu'à dire que si Rembrandt est le premier artiste de son pays, il n'en est pas le plus hollandais.

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Ces déclarations sont très-graves. Le temps nous manque pour les discuter; mais il nous paraîtrait fâcheux que, sous l'autorité de M. Charles Blanc, elles fissent leur chemin dans le monde. Aussi, sans nous interdire le droit de revenir tôt ou tard sur cette intéressante question, nous marquerons dès aujourd'hui le point qui nous sépare de l'auteur de l'Histoire des Peintres. Que si on admet pour un instant que le principe

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essentiel de l'art hollandais est l'imitation de la nature, il nous semble qu'en ses plus grandes audaces Rembrandt ne l'a pas trahi. Assurément il y est fidèle à son début, lorsqu'il peint la Leçon d'anatomie et les portraits du cabinet de madame Van Loon; mais il s'en souvient encore lorsque, praticien consommé, il achève aux dernières années de sa vie la merveille de l'art moderne, les Syndics des marchands drapiers. Ce tableau est de 4661. Rembrandt alors est terrible et fort comme un lion déchaîné, et cependant il ne s'est jamais montré plus réaliste que dans cette peinture où les vêtements, les meubles, le tapis qui recouvre la table, semblent plus vrais que la nature elle-même. Le mot significatif : « Voilà mes antiques, » est parfaitement hollandais, et c'est Rembrandt qui l'a prononcé. Mais ici il faut aller plus loin l'art des maîtres d'Amsterdam, de Harlem et de Leyde n'est pas tout entier dans la stricte représentation de la nature extérieure. Certes, les cuisines de Kalf ont leur valeur, et j'admire les déjeuners de David de Heem; mais à côté de ces peintres, qui sont de purs naturalistes, il y a les paysagistes, qui sont des poëtes; il y a surtout cette légion de maîtres familiers, mélancoliques ou moqueurs Jean Steen, dont le rire est si franc; Brauwer, si tragique parfois dans ses luttes de buveurs furieux; Metsu, si discrètement sentimental; Terburg et ses élégances, et, au-dessus de tous, le grand Ostade, qui a l'air de raconter la comédie hollandaise, mais qui, en même temps, nous donne au vif la comédie humaine. Non, ce ne sont pas des réalistes terre à terre, ces maîtres indépendants qui ont vu de si près l'âme et ses misères, et qui l'ont exprimée dans sa vérité éternelle. Ce sont je parle des forts des fils de Rembrandt, qui fut leur inspirateur suprême. Or, s'ils sont Hollandais, et je ne sache pas que ce titre puisse leur être contesté, Rembrandt l'est aussi seulement, il l'est avec génie, il l'est cent fois davantage. Et la preuve, c'est qu'après la mort du grand artiste, lorsqu'il ne fut plus là pour expliquer et pour séduire, les peintres, désormais sans boussole, allèrent au hasard et cessèrent précisément d'être Hollandais. Rembrandt avait tenu en échec le principe de l'imitation italienne; il a à peine fermé les yeux que l'art étranger envahit de nouveau les Pays-Bas, et dès lors il n'y eut plus de Hollande. Dès que Gérard de Lairesse vient installer à Amsterdam son pédantisme affadi, le virus académique s'infiltre dans les constitutions les plus saines, et l'art est perdu. L'histoire de la peinture néerlandaise au XVIe siècle est sinistre comme une agonie; elle ne s'est guère égayée depuis lors, car, bien qu'une renaissance nous ait été bien des fois promise, nous sommes encore à F'attendre.

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Ainsi, sauf en ce qui concerne Rembrandt, qui, selon M. Charles Blanc, apparaît dans l'école comme une exception admirable et inquiétante, et qui si nous avions le droit de penser autrement que nos maîtresserait au contraire, pour nous, l'expression la plus élevée du génie national, notre entente est complète sur tous les points, et l'histoire de l'art hollandais est bien telle que l'ingénieux écrivain l'a racontée. L'école étant ainsi appréciée dans ses tendances générales, M. Charles Blanc entreprend ensuite la série des monographies, sympathiques études qui, depuis Lucas de Leyde jusqu'à Van Spandoenck, font défiler devant le lec'eur une charmante galerie de portraits. Ici, c'est l'histoire prise en détail, et cette enquête par voie d'analyse confirme hautement la vérité de la loi générale que nous formulions tout à l'heure. Dans ces biographies d'artistes, M. Charles Blanc a toutes les habiletés, tous les bonheurs. Les peintres des scènes familières, les Metsu, les Pierre de Hoogh, les Terburg, lui ont inspiré des pages pleines d'intimité et de vie; il a noté d'un trait définitif les qualités diverses qui donnent tant de ressemblance et de saveur historique aux portraits d'Antoine More, de

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