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CHAPITRE XI.

Observations pour reconnaître dans quelques propositions exprimées d'une manière moins ordinaire, quel en est le sujet et quel en est l'attribut.

C'est sans doute un défaut de la logique ordinaire, qu'on n'accoutume point ceux qui l'apprennent à reconnaître la nature des propositions et des raisonnements, qu'en les attachant à l'ordre et à l'arrangement dont on les forme dans les écoles, qui est souvent très différent de celui dont on les forme dans le monde et dans les livres, soit d'éloquence, soit de morale, soit des autres sciences.

Ainsi on n'a presque point d'autre idée d'un sujet et d'un attribut, sinon que l'un est le premier terme d'une proposition, et l'autre le dernier; et de l'universalité ou particularité, sinon qu'il y a dans l'une omnis ou nullus, tout ou nul, et dans l'autre, aliquis, quelque. Cependant tout cela trompe très souvent, et il est besoin de jugement pour discerner ces choses en plusieurs propositions. Commençons par le sujet et l'attribut.

L'unique et véritable règle est de regarder par le sens ce dont on affirme, et ce qu'on affirme; car le premier est toujours le sujet, et le dernier l'attribut, en quelque ordre qu'ils se trouvent. Ainsi il n'y a rien de plus commun en latin que ces sortes de propositions Turpe est obsequi libidini; il est honteux d'être esclave de ses passions; où il est visible par le sens, que turpe, honteux, est ce qu'on affirme, et par conséquent l'attribut, et obsequi lubidini, étre esclave de ses passions, ce dont on affirme, c'est-à-dire, ce qu'on assure être honteux, et par conséquent le sujet. De même dans saint Paul : Est quæstus magnus pietas cum sufficientiâ, le vrai ordre serait, pietas cum sufficientiâ est quæstus

magnus.

Et de même dans ces vers :

Felix qui potuit rerum cognoscere causas;

Atque metus omnes, et inexorabile fatum

Subjecit pedibus, strepitumque Acherontis avari 52.

Felix est l'attribut, et le reste le sujet.

Le sujet et l'attribut sont souvent encore plus difficiles à reconnaître dans les propositions complexes; et nous avons déjà vu qu'on ne peut quelquefois juger que par la suite du discours et l'intention d'un auteur, quelle est la proposition principale, et quelle est l'incidente dans ces sortes de propositions.

Mais, outre ce que nous avons dit, on peut encoré remarquer que, dans ces propositions complexes, où la première partie n'est que la proposition incidente, et la dernière est la principale, comme dans la majeure et la conclusion de ce raisonnement :

Dieu commande d'honorer les rois :

Louis XIV est roi:

Donc Dieu commande d'honorer Louis XIV.

il faut souvent changer le verbe actif en passif, pour avoir le vrai sujet de cette proposition principale, comme dans cet exemple même; car il est visible que, raisonnant de la sorte, mon intention principale, dans la majeure, est d'affirmer quelque chose des rois, dont je puisse conclure qu'il faut honorer Louis XIV; et ainsi ce que je dis du commandement de Dieu n'est proprement qu'une proposition incidente qui confirme cette affirmation Les rois doivent être honorés; reges sunt honorandi. D'où il s'ensuit que les rois est le sujet de la majeure, et Louis XIV le sujet de la conclusion, quoiqu'à ne considérer les choses que superficiellement, l'une et l'autre semblent n'être qu'une partie de l'attribut.

:

Ce sont aussi des propositions fort ordinaires à notre langue : Cest une folie que de s'arrêter à des flatteurs; c'est de la gréle qui tombe; c'est un dieu qui nous a rachetés. Or, le sens doit faire encore juger que, pour les remettre dans l'arrangement naturel, en plaçant le sujet avant l'attribut, il faudrait les exprimer ainsi : S'arrêter à des flatteurs est une folie; ce qui tombe est de la gréle; celui qui nous a rachetés est Dieu; et cela est presque universel dans toutes les propositions qui commence par c'est, où l'on trouve après un qui ou un que, d'avoir leur attribut au commencement et le sujet à la fin. C'est assez d'en avoir averti une fois, et tous ces exemples ne sont que pour faire voir qu'on en doit juger par le sens, et non par l'ordre des mots. Ce qui est un avis très nécessaire pour ne pas se tromper, en prenant des syllogismes pour vicieux qui sont en effet très bons; parce que, faute de discerner dans les propositions le sujet et l'attribut, on croit qu'ils sont contraires aux règles lorsqu'ils y sont très conformes.

CHAPITRE XII.

Des sujets confus équivalents à deux sujets.

Il est important, pour mieux entendre la nature de ce qu'on appelle sujet dans les propositions, d'ajouter ici une remarque

qui a été faite dans des ouvrages plus considérables que celui-ci, mais qui, appartenant à la logique, peut trouver ici sa place.

C'est que, lorsque deux ou plusieurs choses qui ont quelque ressemblance se succèdent l'une à l'autre dans le même lieu, et principalement quand il n'y paraît pas de différence sensible, quoique les hommes puissent les distinguer en parlant métaphysiquement, ils ne les distinguent pas néanmoins dans leurs discours ordinaires; mais les réunissant sous une idée commune qui n'en fait pas voir la différence et qui ne marque que ce qu'ils ont de commun, ils en parlent comme si c'était une même chose.

C'est ainsi que, quoique nous changions d'air à tout moment, nous regardons néanmoins l'air qui nous environne comme étant toujours le même, et nous disons que de froid il est devenu chaud comme si c'était le même; au lieu que souvent cet air, que nous sentons froid, n'est pas le même que celui que nous trouvions chaud.

Cette eau, disons-nous aussi en parlant d'une rivière, était trouble il y a deux jours, et la voilà claire comme du cristal: cependant combien s'en faut-il que ce soit la même eau! In idem flumen bis non descendimus, dit Sénèque, manet idem fluminis nomen, aqua transmissa est55.

Nous considérons le corps des animaux, et nous en parlons comme étant toujours le même, quoique nous ne soyons pas assurés qu'au bout de quelques années il reste aucune partie de la première matière qui le composait; et non-seulement nous en parlons comme d'un même corps sans y faire réflexion, mais nous le faisons aussi lorsque nous y faisons une réflexion expresse. Car le langage ordinaire permet de dire: le corps de cet animal était composé, il y a dix ans, de certaines parties de matière, et maintenant il est composé de parties toutes différentes 54. Il semble qu'il y ait de la contradiction dans ce discours; car si les parties sont toutes différentes, ce n'est donc pas le même corps: il est vrai; mais on en parle néanmoins comme d'un même corps; et ce qui rend ces propositions véritables, c'est que le même terme est pris pour différents sujets dans cette différente application.

Auguste disait de la ville de Rome qu'il l'avait trouvée de brique, et qu'il la laissait de marbre. On dit de même d'une ville, d'une maison, d'une église, qu'elle a été ruinée en un tel temps, et rétablie en un autre temps. Quelle est donc cette Rome qui est tantôt de brique et tantôt de marbre? quelles sont ces villes, ces maisons, ces églises qui sont ruinées en un temps et rétablies en

un autre? Cette Rome, qui était de brique, était-elle la même que Rome de marbre? Non; mais l'esprit ne laisse pas de se former une certaine idée confuse de Rome à qui il attribue ces deux qualités, d'être de brique en un temps et de marbre en un autre; et quand il en fait ensuite des propositions, et qu'il dit, par exemple, que Rome, qui avait été de brique avant Auguste, était de marbre quand il mourut, le mot de Rome, qui ne paraît qu'un sujet, en marque néanmoins deux réellement distincts, mais réunis sous une idée confuse de Rome, qui fait que l'esprit ne s'aperçoit pas de la distinction de ces sujets.

C'est par là qu'on a éclairci, dans le livre dont on a emprunté cette remarque55, l'embarras affecté que les ministres se plaisent à trouver dans cette proposition, ceci est mon corps, que personne n'y trouvera en suivant les lumières du sens commun. Car, comme on ne dira jamais que c'était une proposition fort embarrassée et fort difficile à entendre que de dire d'une église qui aurait été brûlée et rebâtie: cette église fut brûlée il y a dix ans, et elle a été rebâtie depuis un an; de même, on ne saurait dire raisonnablement qu'il y ait aucune difficulté à entendre cette proposition: ceci, qui est du pain dans ce moment-ci, est mon corps dans cet autre moment. Il est vrai que ce n'est pas le même ceci dans ces différents moments, comme l'église brûlée et l'église rebâtie ne sont pas réellement la même église; mais l'esprit, concevant et le pain et le corps de Jésus-Christ sous une idée commune d'objet présent qu'il exprime par ceci, attribue à cet objet réellement double, et qui n'est un que d'une unité de confusion, d'être pain en un certain moment et d'être le corps de Jésus-Christ en un autre; de même qu'ayant formé de cette église brûlée et de cette église rebâtie une idée commune d'église, il donne à cette idée confuse deux attributs qui ne peuvent convenir au même sujet.

Il s'ensuit de là qu'il n'y a aucune difficulté dans cette proposition, ceci est mon corps, prise au sens des catholiques, puisqu'elle n'est que l'abrégé de cette autre proposition parfaitement claire, ceci, qui est pain dans ce moment-ci, est mon corps dans cet autre moment; et que l'esprit supplée tout ce qui n'est pas exprimé. Car, comme nous avons remarqué à la fin de la première partie, quand on se sert du pronom démonstratif hoc, pour marquer quelque chose exposé aux sens, l'idée formée précisément par le pronom demeurant confuse, l'esprit y ajoute des idées claires et distinctes tirées des sens par forme de proposition incidente. Ainsi, JésusChrist prononçant le mot de ceci, l'esprit des apôtres y ajoutait

qui est pain; et comme il concevait qu'il était pain dans ce moment-là, il y faisait aussi cette addition du temps; et ainsi le mot de ceci formait cette idée, ceci qui est pain dans ce moment-ci. De même quand il dit que c'était son corps, ils conçurent que ceci était son corps dans ce moment-là. Ainsi l'expression, ceci est mon corps, forma en eux cette proposition totale; ceci, qui est pain dans ce moment-ci, est mon corps dans cet autre moment; et cette expression étant claire, l'abrégé de la proposition, qui ne diminue rien de l'idée, l'est aussi.

Et quant à la difficulté proposée par les ministres, qu'une même chose ne peut être pain et corps de Jésus-Christ, comme elle regarde également la proposition étendue, ceci, qui est pain dans ce moment-ci, est mon corps dans cet autre moment, et la proposition abrégée, ceci est mon corps, il est clair que ce ne peut être qu'une chicanerie frivole pareille à celle qu'on pourrait alléguer contre ces propositions: cette église fut brûlée en un tel temps, et elle a été rétablie dans cet autre temps; et qu'elles se doivent toutes démêler par cette manière de concevoir plusieurs sujets distincts sous une même idée, qui fait que le même terme est tantôt pris pour un sujet et tantôt pour un autre, sans que l'esprit s'aperçoive de ce passage d'un sujet à un autre.

Au reste, on ne prétend pas décider ici cette importante question, de quelle sorte on doit entendre ces paroles, ceci est mon corps, si c'est dans un sens de figure ou dans un sens de réalité. Car il ne suffit pas de prouver qu'une proposition peut se prendre dans un certain sens; il faut de plus prouver qu'elle doit s'y prendre. Mais comme il y a des ministres qui, par les principes d'une très fausse logique, soutiennent opiniâtrément que les paroles de Jésus-Christ ne peuvent recevoir le sens catholique, il n'est point hors de propos d'avoir montré ici en abrégé que le sens catholique n'a rien que de clair, de raisonnable et de conforme au langage commun de tous les hommes.

CHAPITRE XIII.

Autres observations pour reconnaître si les propositions sont universelles ou particulières.

On peut faire quelques observations semblables, et non moins nécessaires, touchant l'universalité et la particularité.

OBSERVATION I. Il faut distinguer deux sortes d'universalités: l'une qu'on peut appeler métaphysique, et l'autre morale.

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