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nous dissimuler à nous-mêmes que nous ne concevions clairement l'étendue et la figure.

Nous concevons aussi clairement l'être, l'existence, la durée, l'ordre, le nombre, pourvu que nous pensions seulement que la durée de chaque chose est un mode ou une façon dont nous considérons cette chose en tant qu'elle continue d'être, et que pareillement l'ordre et le nombre ne diffèrent pas en effet des choses ordonnées et nombrées.

Toutes ces idées-là sont si claires, que souvent, en voulant les éclaircir davantage et ne pas se contenter de celles que nous formons naturellement, on les obscurcit.

Nous pouvons aussi dire que l'idée que nous avons de Dieu en cette vie est claire en un sens, quoiqu'elle soit obscure en un autre sens, et très imparfaite.

Elle est claire en ce qu'elle suffit pour nous faire connaître en Dieu un très grand nombre d'attributs que nous sommes assurés ne se trouver qu'en Dieu seul; mais elle est obscure, si on la compare à celle qu'ont les bienheureux dans le ciel, et elle est imparfaite en ce que notre esprit étant fini, ne peut concevoir que très imparfaitement un objet infini. Mais ce sont différentes conditions en une idée d'être parfaite et d'être claire; car elle est parfaite quand elle nous représente tout ce qui est en son objet, et elle est claire quand elle nous en représente assez pour le concevoir clairement et distinctement.

Les idées confuses et obscures sont celles que nous avons des qualités sensibles, comme des couleurs, des sons, des odeurs, des goûts, du froid, du chaud, de la pesanteur, etc., comme aussi de nos appétits, de la faim, de la soif, de la douleur corporelle, etc., et voici ce qui fait que ces idées sont confuses.

Comme nous avons été plus tôt enfants qu'hommes, et que les choses extérieures ont agi sur nous en causant divers sentiments dans notre âme par les impressions qu'elles faisaient sur notre corps, l'âme, qui voyait que ce n'était pas par sa volonté que ces sentiments s'excitaient en elle, mais qu'elle ne les avait qu'à l'occasion de certains corps, comme qu'elle sentait de la chaleur en s'approchant du feu, ne s'est pas contentée de juger qu'il y avait quelque chose hors d'elle qui était cause qu'elle avait ces sentiments, en quoi elle ne se serait pas trompée; mais elle a passé plus outre, ayant cru que ce qui était dans ces objets était entièrement semblable aux sentiments ou aux idées qu'eile avait à leur occasion; et de ces jugements elle en forme des idées, en transportant

ces sentiments de chaleur, de couleur, etc., dans les choses même qui sont hors d'elle; et ce sont là ces idées obscures et confuses que nous avons des qualités sensibles, l'âme ayant ajouté ses faux jugements à ce que la nature lui faisait connaître.

Et comme ces idées ne sont point naturelles, mais arbitraires, on y a agi avec une grande bizarrerie. Car quoique la chaleur et la brûlure ne soient que deux sentiments 17, l'un plus faible et l'autre plus fort, on a mis la chaleur dans le feu, et l'on a dit que le feu a de la chaleur; mais on n'y a pas mis la brûlure ou la douleur qu'on sent en s'en approchant de trop près, et on ne dit point que le feu a de la douleur.

Mais si les hommes ont bien vu que la douleur n'est pas dans le feu qui brûle la main, peut-être qu'ils se sont encore trompés en croyant qu'elle est dans la main que le feu brûle; au lieu qu'à le bien prendre, elle n'est que dans l'esprit, quoique à l'occasion de ce qui se passe dans la main, parce que la douleur du corps n'est autre chose qu'un sentiment d'aversion que l'âme conçoit de quelque mouvement contraire à la constitution naturelle de son corps.

C'est ce qui a été reconnu, non-seulement par quelques anciens philosophes, comme les Cyrénaïques, mais aussi par saint Augustin en divers endroits. Les douleurs dit-il dans le livre XIV de la Cité de Dieu, chap. 15 qu'on appelle corporelles, ne sont pas du corps, mais de l'âme, qui est dans le corps, et à cause du corps: Dolores qui dicuntur carnis, animæ sunt in carne, et ex carne; car la douleur du corps, ajoute-t-il, n'est autre chose qu'un chagrin de l'âme, à cause de son corps, et l'opposition qu'elle a à ce qui se fait dans le corps, comme la douleur de l'âme qu'on appelle tristesse, est l'opposition qu'a notre âme aux choses qui arrivent contre notre gré: Dolor carnis tantummodò offensio est animæ ex carne, et quædam ab ejus passione dissensio; sicuti animæ dolor, quæ tristitia nuncupatur, dissensio est ab his rebus, quæ nobis nolentibus acciderunt.

Et au liv. VII de la Genèse à la lettre, chap. 19, la répugnance que ressent l'âme de voir que l'action par laquelle elle gouverne le corps est empêchée par le trouble qui arrive dans son tempérament, est ce qui s'appelle douleur. Cùm afflictiones corporis molestè sentit (anima) actionem suam, quâ illi regendo adest, turbato ejus temperamento impediri offenditur, et hæc offensio dolor vocatur.

En effet, ce qui fait voir que la douleur qu'on appelle corporelle est dans l'âme, non dans le corps, c'est que les mêmes choses qui nous causent de la douleur quand nous y pensons, ne nous en causent point lorsque notre esprit est fortement occupé ailleurs, comme

ce prêtre de Calame, en Afrique, dont parle saint Augustin dans le liv. xiv de la Cité de Dieu, chap. 24, qui, toutes les fois qu'il voulait, s'aliénait tellement des sens, qu'il demeurait comme mort, et non-seulement ne sentait pas quand on le pinçait ou qu'on le piquait, mais non pas même quand on le brûlait. Qui, quando ei placebat, ad imitatas quasi lamentantis hominis voces, ita se auferebat à sensibus, et jacebat simillimus mortuo, ut non solùm vellicantes atque pungentes minimė sentiret, sed aliquandò etiam igne ureretur admoto, sine ullo doloris sensu, nisi postmodùm ex vulnere.

Il faut de plus remarquer que ce n'est pas proprement la mauvaise disposition de la main, et le mouvement que la brûlure y cause, qui fait que l'âme sent de la douleur; mais qu'il faut que ce mouvement se communique au cerveau par le moyen des petits filets enfermés dans les nerfs, comme dans des tuyaux, qui sont étendus comme de petites cordes, depuis le cerveau jusqu'à la main et les autres parties du corps; ce qui fait qu'on ne saurait remuer ces petits filets, qu'on ne remue aussi la partie du cerveau d'où ils tirent leur origine; et c'est pourquoi, si quelque obstruction empêche que ces filets de nerfs ne puissent communiquer leur mouvement au cerveau, comme il arrive dans la paralysie, il se peut faire qu'un homme voie couper et brûler sa main sans qu'il en sente de la douleur; et au contraire, ce qui semble bien étrange, on peut avoir ce qu'on appelle mal à la main sans avoir de main, comme il arrive très souvent à ceux qui ont la main coupée, parce que les filets des nerfs qui s'étendaient depuis la main jusqu'au cerveau, étant remués par quelque fluxion vers le coude, où ils se terminent, lorsqu'on a le bras coupé jusque-là, peuvent tirer la partie du cerveau à laquelle ils sont attachés, en la même manière qu'ils la tiraient lorsqu'ils s'étendaient jusqu'à la main, comme l'extrémité d'une corde peut être remuée de la même sorte, en la tirant par le milieu, qu'en la tirant par l'autre bout; et c'est ce qui est cause que l'âme alors sent la même douleur qu'elle sentait quand elle avait une main, parce qu'elle porte son attention au lieu d'où avait accoutumé de venir ce mouvement du cerveau; comme ce que nous voyons dans un miroir nous paraît au lieu où il serait, s'il était vu par des rayons droits, parce que c'est la manière la plus ordinaire de voir les objets.

Et cela peut servir à faire comprendre qu'il est très possible qu'une âme séparée du corps soit tourmentée par le feu ou de l'enfer ou du purgatoire, et qu'elle sente la même douleur que l'on sent quand on est brûlé, puisque, lors même qu'elle était dans le corps,

la douleur de la brûlure était en elle, et non dans le corps, et que ce n'était autre chose qu'une pensée de tristesse qu'elle ressentait à l'occasion de ce qui se passait dans le corps auquel Dieu l'avait unie. Pourquoi donc ne pourrions-nous pas concevoir que la justice de Dieu puisse tellement disposer une certaine portion de la matière à l'égard d'un esprit, que le mouvement de cette matière soit une occasion à cet esprit d'avoir des pensées affligeantes, qui est tout ce qui arrive à notre âme dans la douleur corporelle?

Mais pour revenir aux idées confuses, celle de la pesanteur, qui paraît si claire, ne l'est pas moins que les autres dont nous venons de parler; car les enfants voyant des pierres et autres choses semblables qui tombent en bas aussitôt qu'on cesse de les soutenir, ils ont formé de là l'idée d'une chose qui tombe, laquelle idée est naturelle et vraie, et de plus, de quelque cause de cette chute, ce qui est encore vrai. Mais parce qu'ils ne voyaient rien que la pierre, et qu'ils ne voyaient point ce qui la poussait, par un jugement précipité, ils ont conclu que ce qu'ils ne voyaient point n'était point, et qu'ainsi la pierre tombait d'elle-même par un principe intérieur qui était en elle, sans que rien autre chose la poussât en bas, et c'est à cette idée confuse, et qui n'était née que de leur erreur, qu'ils ont attaché le nom de gravité et de pesanteur.

Et il leur est encore ici arrivé de faire des jugements tout différents de choses dont ils devaient juger de la même sorte. Car, comme ils ont vu des pierres qui se remuaient en bas vers la terre, ils ont vu des pailles qui se remuaient vers l'ambre, et des morceaux de fer ou d'acier qui se remuaient vers l'aimant; ils avaient donc autant de raison de mettre une qualité dans les pailles et dans le fer pour se porter vers l'ambre ou l'aimant, que dans les pierres pour se porter vers la terre. Néanmoins il ne leur a pas plu de le faire; mais ils ont mis une qualité dans l'ambre pour attirer les pailles, et une dans l'aimant pour attirer le fer, qu'ils ont appelé des qualités attractives, comme s'il ne leur eût pas été aussi facile d'en mettre une dans la terre pour attirer les choses pesantes. Mais, quoi qu'il en soit, ces qualités attractives ne sont nées, de même que la pesanteur, que d'un faux raisonnement, qui a fait croire qu'il fallait que le fer attirât l'aimant, parce qu'on ne voyait rien qui poussât l'aimant vers le fer; quoiqu'il soit impossible de concevoir qu'un corps en puisse attirer un autre, si le corps qui attire ne se meut lui-même, et si celui qui est attiré ne lui est joint ou attaché par quelque lien.

On doit aussi rapporter à ces jugements de notre enfance l'idée

qui nous représente les choses dures et pesantes, comme étant plus matérielles et plus solides que les choses légères et déliées; ce qui nous fait croire qu'il y a bien plus de matière dans une boîte pleine d'or, que dans une autre qui ne serait pleine que d'air; car ces idées ne viennent que de ce que nous n'avons jugé dans notre enfance de toutes les choses extérieures, que par rapport aux impressions qu'elles faisaient sur nos sens; et ainsi, parce que les corps durs et pesants agissaient bien plus sur nous que les corps légers et subtils, nous nous sommes imaginé qu'ils contenaient plus de matière; au lieu que la raison nous devait faire juger que chaque partie de la matière n'occupant jamais que sa place, un espace égal est toujours rempli d'une même quantité de matière.

De sorte qu'un vaisseau d'un pied cube n'en contient pas davantage étant plein d'or, qu'étant plein d'air; et même il est vrai, en un sens, qu'étant plein d'air, il comprend plus de matière solide, par une raison qu'il serait trop long d'expliquer ici.

On peut dire que c'est de cette imagination que sont nées toutes les opinions extravagantes de ceux qui ont cru que notre âme était ou un air très subtil composé d'atomes, comme Démocrite et les Épicuriens, ou un air enflammé, comme les Stoïciens, ou une portion de la lumière céleste, comme les anciens Manichéens, et Flud même de notre temps, ou un vent délié, comme les Sociniens : car toutes ces personnes n'auraient jamais cru qu'une pierre, du bois, de la boue, fussent capables de penser; et c'est pourquoi Cicéron, en même temps qu'il veut, comme les Stoïciens, que notre âme soit une flamme subtile, rejette comme une absurdité insupportable de s'imaginer qu'elle soit de terre, ou d'un air grossier : Quid enim, obsecro te; terrâne tibi aut hoc nebuloso, aut caliginoso cœlo, sata aut concreta esse videtur tanta vis memoria!18 Mais ils se sont persuadés qu'en subtilisant cette matière, ils la rendraient moins matérielle, moins grossière et moins corporelle, et qu'enfin elle deviendrait capable de penser, ce qui est une imagination ridicule; car une matière n'est plus subtile qu'une autre, qu'en ce qu'étant divisée en parties plus petites et plus agitées, elle fait d'une part moins de résistance aux autres corps, et s'insinue de l'autre plus facilement dans leurs pores: mais, divisée ou non divisée, agitée ou non agitée, elle n'en est ni moins matière, ni moins corporelle, ni plus capable de penser; éta impossible de s'imaginer qu'il y ait aucun rapport du mouvement ou de la figure de la matière subtile ou grossière avec la pensée, et qu'une matière qui ne pensait pas lorsqu'elle était en repos comme la terre, ou dans un mouve

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