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lyse et de la synthèse, comme il a eu la sincérité d'en avertir. On voit que ce plan laissait en dehors du cadre de la logique toute une partie essentielle, la théorie de l'induction et les règles de l'expérience, ces règles tracées d'une main si ferme par le génie de Bacon, appliquées si heureusement par Copernic et Galilée. Mais à part cette lacune regrettable, l'Art de penser est en son genre un chef-d'œuvre. On ne peut apporter dans l'exposition des arides préceptes de la logique plus d'ordre, d'élégance et de clarté qu'Arnauld, un discernement plus habile de ce qu'il faut dire parce qu'il est nécessaire, et de ce qu'il faut taire parce qu'il est superflu; un choix plus heureux d'exemples instructifs, une connaissance plus exacte de la nature humaine et des choses propres à former le jugement en épurant le cœur. Quelques omissions inévitables ne détruisent pas le mérite de ces grandes et précieuses qualités. La portée de la raison humaine permet rarement aux écrivains d'embrasser une matière dans toute son étendue. Il suffit à leur gloire qu'ayant négligé certaines faces de leur sujet, ils aient traité excellemment les autres questions.

La Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal, publiée vers le même temps que l'Art de penser, rappelle cet excellent ouvrage sous le double point de vue du fond et de la forme; mais outre qu'elle n'a qu'un rapport très indirect avec la philosophie, Lancelot en est le principal auteur, et Arnauld, sous le nom duquel on l'a souvent réimprimée1, n'y a pris part que par ses conseils. Il nous suffira donc, sans nous y arrêter, de l'avoir mentionnée, (1) QEuv. compl., t. XLI.

Arrivons à un débat célèbre qui est le fait principal de la carrière philosophique d'Arnauld, dont il a rempli les dernières années, ses controverses avec Malebranche, à l'occasion du Traité de la Nature et de la Gráce, et de la Recherche de la Vérité.

IV.

Suivant une opinion célèbre que plusieurs philosophes de l'antiquité partagèrent, nous ne voyons pas les objets matériels en eux-mêmes, nous n'apercevons que des idées et des images détachées de leur surface, et qui, entrant en contact avec nos organes, produisent en nous le double phénomène de la sensation et de la connaissance. Ce sont, par exemple, les idées du papier sur lequel j'écris ces lignes, de la plume que ma main dirige, de la table où je m'appuie, des divers objets dont je suis environné, qui frappent actuellement mes regards, non ce papier même, cette plume, cette table, ces objets. Depuis les astres qui brillent sur nos têtes, jusqu'au brin d'herbe que foulent nos pieds, toutes choses ne s'offrent ainsi à l'entendement que par l'intermédiaire de fragiles apparences émanées d'elles. Lucrèce a embelli des couleurs de la poésie 1 cette singulière théorie que Démocrite avait imaginée, et qui fut reproduite par Epicure. Aristote paraît l'avoir adoptée, et sur la foi de son nom, elle régna dans les écoles du

(1)

Dico igitur rerum effigies tenuesque figuras
Mittier ab rebus, summo de corpore, eorum
Quæ quasi membranæ vėl cortex nominitanda est,
Quod speciem ac formam similem gerit ejus imago.

LUCRETIUS, de Rerum natura, IV, v. 46 et sqq.

moyen-âge, où elle donna lieu à de subtiles controverses sur les espèces impresses et la manière dont elles se transformaient en espèces expresses par un travail de l'intellect agent.

La philosophie moderne fit justice de ces chimères. Elle prouva avec la dernière évidence, que les objets sensibles n'émettent rien de pareil à des images de leurs propriétés; et si désormais quelque chose pût demeurer obscur et sujet à discussion, ce furent les motifs qui avaient porté tant d'illustres génies et toute une grande époque à suivre une hypothèse tellement contraire à la raison et au bon sens. Mais tout en rejetant les principes d'Epicure et les espèces de la scolastique, les penseurs les plus éminents du dix-septième siècle ne contestaient pas que la connaissance humaine ne roulât tout entière sur les idées représentatives des choses, au lieu de porter directement sur les choses elles-mêmes. S'ils refusaient de voir dans les idées un produit et une émanation de la substance matérielle, ils ne doutaient ni de leur réalité, ni de l'importance du rôle qu'elles jouent dans la perception extérieure; bien plus, la question de leur origine semblait offrir d'autant plus d'intérêt que l'ancienne explication était abandonnée.

Au milieu d'autres recherches sur la nature de l'entendement, Malebranche rencontra cette question épineuse, et naturellement porté aux spéculations d'une piété sublime, nourri de la lecture de saint Augustin et imbu de sa doctrine, il la résolut, conformément à son génie propre et à ses études, par un système célèbre dans l'histoire de la philosophie, la vision en Dieu. Les idées de

l'intelligence divine interposées entre nous et les corps, devenaient dans ce système le milieu immuable où nous apercevons toute vérité. Elles n'étaient pas seulement la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde, mais l'objet immédiat, sinon le terme des contemplations de l'esprit. Malebranche exceptait la notion de l'âme que nous acquérons par sentiment intérieur, et celle des facultés morales de nos semblables, que nous connaissons par conjecture.

Une hypothèse qui rattachait aussi étroitement la pensée de l'homine à son auteur pouvait séduire quelques imaginations ardentes, mais elle était si nouvelle, si paradoxale, si téméraire, elle soulevait de si graves difficultés, que tous les esprits droits, calmes, circonspects, et le cartésianisme en avait singulièrement augmenté le nombre, devaient l'accueillir avec défiance ou la repousser ouvertement. Arnauld avoue cependant qu'il y avait d'abord donné peu d'attention, et, absorbé par d'autres soucis, ne s'était pas occupé de rechercher si elle était vraie ou fausse, bien ou mal fondée. Il ne se mit à l'étudier sérieusement que dix années après la publication de la Recherche de la Vérité, quand le Traité de la Nature et de la Grâce eut paru. Se proposant de combattre les principes de ce dernier ouvrage sur la manière dont la Providence gouverne le monde, il jugea utile de commencer par un examen approfondi de la vision en Dieu, marche indiquée par l'auteur même à ses adversaires 1, et dans les pre

(1) Défense de M. Arnauld contre la Réponse au livre Des vraies et des fausses Idées, part, II, passim.

miers mois de 1682, il composa le livre Des vraies et des fausses Idées, publié l'année suivante 1.

Une question très simple, résolue au moyen d'une distinction qui ne l'est pas moins, fait tout le fond de cet important traité. Les idées existent-elles? Là est le nœud du débat. Le mot idée, répond Arnauld, a une double signification, l'une vulgaire, l'autre philosophique : selon la première, il désigne la perception de l'âme; selon la seconde, des êtres représentatifs distincts de nos perceptions. Considérées comme l'acte même du sujet qui perçoit, les idées existent; considérées comme intermédiaires entre l'esprit et le corps, elles n'existent pas. La doctrine des idées est donc vraie dans un sens qui est celui du vulgaire; elle est fausse dans un autre qui est celui des philosophes, particulièrement de Malebranche.

Avant de formuler ces conclusions, Arnauld expose les règles de la méthode philosophique; elles sont au nombre de sept: 1o Commencer par les choses les plus simples, et dont on ne peut douter pourvu qu'on y fasse attention. 2o Ne pas prétendre expliquer, au moyen de notions confuses, des vérités clairement connues, parce qu'on n'éclaire pas la lumière par les ténèbres. 3o Ne pas chercher de raisons à l'infini, mais s'arrêter à ce que l'on sait être la nature d'une chose. 4o Ne pas confondre les questions où on doit répondre par la cause efficiente avec celles où il faut répondre par la cause formelle. 50 Ne point demander de

(1) L'ouvrage parut à Cologne, chez Nicolas Schouten, en un vol. in-12 de 338 p. Il a été réimprimé à Amsterdam en 1753; mais cette réimpression est très fautive. L'éditeur des OEuvres complètes d'Arnauld a suivi le texte de l'édition originale, t. XXXVIII.

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