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faits auxquels leur pays avait pris une si grande part et qui lui avaient valu sa place au premier rang des nations de l'Europe et du monde? Ils le firent en effet, et cette émulation heureuse nous a valu le livre remarquable qu'une traduction consciencieuse nous permet de mettre aujourd'hui sous les yeux du public belge et français, et qui dès son apparition a été classé au nombre des meilleurs travaux historiques de notre temps.

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Toutefois, avant d'aller plus loin, il importe de se prémunir contre l'excès de la confiance que pourrait inspirer l'étonnant succès obtenu en Angleterre par l'ouvrage de sir Archibald Alison. Nous avons reconnu tantôt l'impossibilité absolue pour les écrivains français de se soustraire aux passions, aux aspirations de leur pays et de leur époque par quel privilège ce qui est impossible pour eux ne le serait-il pas pour des Anglais ? Comment s'attendre à les voir dépouiller le sentiment national et ses préjugés dans le récit d'événements auxquels ils ont été mélés, surtout lorsque la marche du temps a paru leur donner raison contre leurs adversaires? Quelle que soit la supériorité d'esprit d'un penseur, il n'est pas présumable qu'il puisse échapper à ce péril, surtout lorsqu'il vit à si peu de distance des faits qu'il raconte. C'est ce qui est arrivé plus d'une fois à sir Archibald Alison dans le cours de son intéressante histoire, et nous aurons l'occasion de le constater bientôt, lorsque nous le verrons juger à un point de vue exclusivement anglais les causes et les conséquences de la révolution française. Mais cette remarque préliminaire n'amoindrit en rien le mérite de notre auteur; elle tend seulement à prouver qu'il doit être lu avec discernement, et que le plus sûr moyen de parvenir à une vérité relative est de le comparer à l'un de ses émules d'une nationalité différente. La lumière naîtra aisément de ce conflit.

L'Histoire de l'Europe depuis le commencement de la révolution française jusqu'à nos jours est, à coup sûr, l'une des plus vastes entreprises de ce genre que notre temps ait vues se produire. Une érudition immense, un esprit net et méthodique,

un style clair et intéressant quoique un peu froid, des aperçus judicieux, des vues d'ensemble très-élevées, un vif désir d'impartialité envers les hommes et les choses, et par dessus tout un parfum de probité et de loyauté politique auquel il est impossible de se méprendre, tels sont les traits saillants et distinctifs de l'ouvrage dont nous parlons. C'est, avant tout, l'œuvre d'un homme consciencieux et d'un honnête homme; s'il a, comme historien, quelques défauts à se faire pardonner, il faut les attribuer bien plus à son pays et à sa race qu'à luimême. Sous le rapport de la forme, peut-être voudrait-on trouver parfois en lui moins de longueurs et de méthodisme; sous sa plume, il arrive que l'histoire tourne à la dissertation, et ce procédé, assez familier d'ailleurs à l'école historique anglaise, a quelque chose qui nous surprend, habitués que nous sommes aux formes vives, aux récits colorés, aux jugements rapides des historiens français. En revanche, il ne néglige aucun détail, il excelle à peindre les hommes et à caractériser leur politique ainsi que leurs tendances; rien n'échappe à son contrôle; les plus petits faits comme les plus grands sont mis en leur place et jugés avec la plus parfaite indépendance d'esprit, quoique toujours sous la réserve que nous avons faite en commençant. C'est surtout dans les premiers volumes de l'ouvrage, et notamment dans le premier que ces précieuses qualités se revèlent dans tout leur éclat. Il n'y a, dans toutes les littératures, qu'un bien petit nombre d'études comparables aux deux chapitres intitulés: Progrès comparatifs de la liberté en France et en Angleterre, et État général de la France avant la révolution.

Quant au plan, à la division générale de l'œuvre, nous ne croyons pouvoir mieux faire que de citer ici Alison lui-même. « L'histoire de l'Europe pendant la révolution française, dit-il » dans la préface de l'édition originale, se divise naturellement » en quatre périodes : la première commence à la convocation des États généraux en 1789 et se termine par l'exécution de

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» Louis XVI et l'établissement de la république en 1793. Cette période renferme l'histoire de l'assemblée constituante et des vastes changements qu'elle opéra dans l'ordre social; les > annales de l'assemblée législative, le soulèvement du peuple » et le renversement du trône au 10 août, et enfin le procès et » la mort du Roi. On y trouve les variations de l'opinion publique, la fièvre des innovations, le début si heureux de la » révolution et enfin la sanglante catastrophe.

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» La seconde période s'ouvre par la querelle des Girondins et » des Jacobins : elle décrit la chute de la Gironde, dépeint le règne épouvantable de la Terreur, raconte les luttes des » factions jusqu'à l'établissement d'un gouvernement militaire régulier, après la répression du soulèvement de la garde. nationale de Paris, au mois d'octobre 1795. Cette période

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>> embrasse le commencement de la guerre, les immenses efforts » de la France pendant la campagne de 1795; la résistance héroïque de la vendée; les derniers efforts de l'indépendance polonaise sous Kosciusko; la conquête de la Flandre (sic) et de » la Hollande, et les manœuvres savantes de la campagne » de 1795.

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» La troisième période voit se lever l'étoile de Bonaparte : » cet homme extraordinaire la termine en s'emparant des rènes » du pouvoir et en faisant une courte trève à la guerre générale » par la paix d'Amiens.... Le gouvernement ferme et habile de Napoléon ouvre la quatrième période et promet à la France » de brillantes destinées. La chute de l'Empereur des Français » en 1845 met fin à cette période moins remarquable que la précédente au point de vue du génie militaire et cependant

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plus mémorable par l'ascendant du pouvoir et par les grandes choses que ce pouvoir exécuta. »

Cette division, uniquement établie sur les faits, n'appartient pas plus à sir Alison qu'à tout autre auteur; elle a, selon nous, un grave inconvénient, c'est de faire supposer que la chute du premier empire clot le cycle de la révolution française,

tandis qu'il est loin d'en être ainsi. Du reste, les deux premières parties ont seules été jusqu'ici traduites en français; elles embrassent les années les plus solennelles, les faits les plus émouvants du grand drame, et ne s'arrêtent qu'au jour où la révolution, vaincue pas ses propres excès, tombe pantelante, épuisée sous le talon de Bonaparte. L'intérêt immense que sir Alison a su jeter sur ce vaste récit, l'érudition profonde qu'il y a déployée font vivement désirer que les deux dernières parties de l'ouvrage soient bientôt traduites et viennent augmenter ainsi le nombre des titres de l'éminent écrivain à l'admiration d'un public auquel son mérite est resté trop longtemps inconnu.

On ne peut pas contester à sir Alison un vif et sincère amour de la liberté. Il l'aime en homme habitue à la pratiquer, en citoyen intelligent et dévoué d'un pays qui est devenu aujourd'hui en Europe l'asile et le phare de tous ceux pour qui la liberté est un culte éternel. Son idéal politique est le régime parlementaire et constitutionnel dont jouit la Grande-Bretagne et que la Belgique a si heureusement réussi à s'approprier depuis trente ans ; appartenant par conviction et par sympathie au parti conservateur, il n'est pas de ces esprits étroits qui, pour avoir raison de leurs adversaires, dissimulent ou falsifient les faits qui ne s'accordent pas avec leurs idées. L'historien anglais s'est au contraire attaché à donner sous ce rapport à ses lecteurs toutes les garanties possibles; il a consulté toutes les sources, i les a comparées et citées avec la plus parfaite loyauté. « Chaque fois, nous dit-il, que la chose a été possible, nous avons invoqué à l'appui de ce que nous avançons, le témoignage d'un plus grand nombre d'écrivains du parti opposé à celui qu'un historien anglais, attaché à la monarchie » constitutionnelle, est censé devoir adopter. On conviendra qu'il est difficile de pousser plus loin le désir de l'impartialité.

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Comment se fait-il donc qu'avec d'aussi louables intentions et d'aussi rares qualités, sir Alison se soit souvent laissé entraîner

à des jugements empreints d'une exagération évidente, même aux yeux d'hommes qui se font honneur de partager les principes politiques de l'écrivain et qui condamnent comme lui les déplorables égarements d'une époque trop féconde en grandes choses pour n'avoir pas aussi enfanté trop de turpitudes et de crimes? C'est ce que nous essaierons d'expliquer avec tout le respect que nous inspire le talent et le caractère du maître dont nous nous permettons de ne pas accepter les avis.

Deux choses paraissent avoir à peu près échappé aux sagaces investigations de l'historien anglais : d'abord, la notion exacte. du génie particulier du peuple français; ensuite cette tendance. à l'universalité que nous avons déjà signalée comme s'étant produite dans la révolution presque au lendemain de sa naissance, et qui contribua si efficacement à hâter le jour de la rénovation politique et sociale du continent tout entier. En contemplant la marche lente, mais sûre, du progrès dans sa propre patrie, en constatant que la société anglaise a pu franchir la transition qui va du moyen-âge à la civilisation moderne sans avoir à traverser l'épouvantable crise dans laquelle la France a vu disparaître son passé tout entier, sir Alison s'est trouvé conduit, presque malgré lui et tout en signalant les différences énormes qui séparent la révolution française de la révolution d'Angleterre, à transformer en griefs historiques ce qui n'était malheureusement que la conséquence inévitable de six siècles d'intolérance et d'oppression. C'est en poursuivant. cette erreur qu'un esprit aussi éminent a pu ranger parmi les causes principales de la révolution « les vices du siècle où elle éclata.» Quelle que fût la moralité du xvme siècle, et c'est là une question que nous n'avons point à examiner ici, il n'eùt pas réussi, eût-il été dix fois plus recommandable sous ce rapport que tous ceux qui l'avaient précédé, à arrêter l'effervescence d'un peuple lassé de n'être rien et qui était enfin résolu à devenir quelque chose. « La révolution, dit encore » sir Alison, se signala par la violence et se baigna dans le

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