de Marlborough ne produisirent que de bien médiocres résultats, si on les compare à celles de Vittoria et de Waterloo. Depuis les temps où l'Occident se lança contre les nations orientales, sur les plages de la Palestine, on n'avait pas vu d'armées aussi considérables que celles qui suivirent les étendards de Napoléon; et les hordes qu'Attila déploya dans les plaines de Châlons étaient moins formidables que celles qu'Alexandre ramena des déserts de la Scythie. Le mouvement intellectuel ne fut pas moins remarquable durant cette époque extraordinaire que les exploits des armées. Dans cette lutte pacifique, les chefs de la civilisation, les maîtres de la terre et des mers, laissèrent loin derrière eux toutes les autres classes de la société. Ce même âge, qui fut témoin de la gloire de Wellington et de Napoléon, vit compléter la science astronomique par les savantes recherches de Laplace, et contempla Walter Scott, découvrant les replis les plus cachés du cœur humain. La terre raconta l'histoire de ses révolutions par les débris enfouis dans son sein, et le secret de la formation de la matière ne résista point au pouvoir de l'analyse philosophique. La sculpture vint à revivre sous le ciseau de Canova, et le génie de Thorwaldsen charma le monde par la beauté de ses merveilleux dessins. L'architecture déploya sa splendeur dans l'embellissement de la métropole de la France, et la capitale naissante de la Russie unit la solidité des constructions égyptiennes à la délicatesse de goût des constructions grecques. Les sommets escarpés des Alpes subirent aussi le joug de la science, et les efforts persévérants des hommes rendirent accessibles ces barrières de la nature, pendant que le génie britannique ajoutait un nouvel élément à la puissance des arts, et créait avec le feu un moyen de soumettre les flots. Des effets si variés pouvaient-ils se produire dans le cours ordinaire des choses humaines? Les talents mis en lumière étaient si grands, la perversité si effrayante, qu'on ne pouvait les expliquer par les principes vulgaires de l'humaine nature. Il semblait que des puissances surnaturelles eussent été engagées dans une lutte dont l'homme n'était que l'instrument visible; il semblait que les démons de l'enfer eussent été déchaînés pour 'Clarke, Voyages, XI, 391, 392. châtier l'humanité, et que le Ciel eût, pour un temps, refusé son appui à la vertu, afin de soumettre sa fermeté à la plus cruelle épreuve. L'imagination des anciens, pour expliquer ces prodiges, aurait peuplé la scène du monde de divinités ennemies, soutenant, sans être vues, les efforts des armées; le génie plus sévère du christianisme n'y a vu que l'intervention du souverain Maître, châtiant les désordres d'un monde corrompu. Et cependant, il n'y eut rien de surnaturel dans les événements de cette mémorable époque de l'histoire. La grandeur des effets produits eut sa source uniquement dans la force des passions; la vertu et le vice furent poussés à l'extrême, parce que la situation offrait à la première toutes les excitations possibles, et au vice toutes les séductions imaginables. Les intérêts mis en jeu n'étaient ni des provinces perdues, ni des armées détruites, c'était le destin de tous les rangs de la société, c'était l'existence de tous, depuis le trône jusqu'à la chaumière; les passions excitées n'étaient point le résultat de l'émotion momentanée de quelque rivalité nationale, ou de quelque hostilité passagère d'un ordre contre l'autre ; elles prenaient leur source dans une haine mutuelle, profondément enracinée, et qui n'avait cessé de se fortifier depuis le commencement du monde. Les amis de la liberté, s'inspirant de l'exemple de l'antiquité, puisaient avec avidité aux sources qu'avaient ouvertes les écrivains de la Grèce et de Rome; les amis du trône, guidés par les sentiments plus intimes de la religion et de la loyauté, appelaient à leur aide les préceptes de la foi catholique et l'honneur, apanage de la noblesse moderne. L'entraînement de l'éloquence antique, les souvenirs des chefsd'œuvre classiques échauffaient les premiers; les autres se sentaient animés par la foi de leurs pères, par la gloire de leur origine chevaleresque. Cette immense commotion, ce n'était pas un simple flot venant battre le rivage, c'était l'Atlantique longtemps gonflée, poussée des plages lointaines par un vent furieux, et venant accumuler le poids de ses ondes contre le sein de la vieille antiquité. La lutte entre les grands et les petits, entre le trône et le peuple, n'est point un fait nouveau dans l'histoire; mais on peut faire remonter aux temps modernes l'établissement des principes de la liberté générale au moment de la collision de ces deux pouvoirs qui n'avaient fait que se fortifier depuis les temps les plus reculés. Que le bien-être de la multitude, que ses intérêts soient protégés contre les agressions des grands, rien de plus juste assurément; mais il est bien certain aussi que ce n'est pas là l'état originaire de l'homme en société. La variété des caractères, les différents degrés de force physique ou morale dont les hommes sont doués, les suites des accidents, des crimes, des malheurs, l'état d'abandon complet du pauvre dans l'enfance de la civilisation, le manque absolu de prévoyance qui distingue généralement cette classe, sont autant de causes qui amènent la distinction des rangs, et qui précipitent les classes inférieures sous la dépendance des hautes classes, dépendance connue sous le nom d'esclavage. Cette institution pourtant, quelque odieuse qu'elle devienne à la longue, n'est pas précisément un mal au moment où elle s'établit; elle ne devient injuste que quand on veut la maintenir dans des circonstances toutes différentes de celles qui l'ont fait adopter, et surtout lorsqu'elle cesse d'offrir aux pauvres non-seulement la protection des personnes, mais encore leur subsistance. L'universalité de l'esclavage dans les premiers siècles du monde prouve à l'évidence qu'il est une nécessité inévitable, par suite de l'état dans lequel se trouve placée l'espèce humaine. dans l'enfance des sociétés. Là où le capital est inconnu, la propriété sans garantie, et la violence universelle, les classes inférieures ne trouvent de sûreté que dans la protection des grands; et cette protection ne peut s'obtenir que par l'esclavage. Le riche ne consent à se charger de la défense du pauvre qu'à la condition de devenir le propriétaire de sa personne et de son travail. La paresse est le plus grand obstacle aux progrès de l'humanité : notre espèce semble condamnée à la vie sauvage ou à la vie pastorale, par son antipathie universelle pour tout travail continu. A cette période de la formation des sociétés, la guerre, dictée par les passions sauvages du cœur humain, est une œuvre d'extermination; le seul but du vainqueur c'est de satisfaire sa vengeance dans le sang du vaincu. Dans les temps qui précèdent l'influence des besoins artificiels, il n'y a que la force qui puisse obliger l'homme au travail dont il n'a pas encore appris à goûter les fruits: tandis que d'un autre côté le seul contre-poids qui puisse arrêter la main du conquérant, au milieu de ses sanglantes exécutions, c'est la perspective du gain par la vente des captifs. L'humanité, la justice, la politique, ces puissants principes de gouvernement dans les siècles civilisés, sont alors inconnus, et on s'occupe aussi peu des souffrances des petits que de celles des animaux les plus vils. S'ils n'étaient la propriété d'un maître, ils seraient bientôt la proie de la famine ou de la violence. Quelque misérable que puisse être la condition des esclaves dans ces temps de barbarie, elle est incomparablement préférable à l'état d'un peuple qui aurait perdu la liberté 1. Du reste, la simplicité de la vie rustique ou patriarcale adoucit la sévérité d'une institution que la nécessité a fait introduire. Chez les Arabes et chez les Tartares, l'esclave a presque autant de jouissances que le maître; mêmes travaux, mêmes aliments, mêmes plaisirs. Briséis quitta avec regret la tente d'Achille; et, de notre temps, lorsque plusieurs milliers de femmes grecques de la Morée et des îles de l'Archipel, furent emmenées captives par Ibrahim-Pacha, cinq ou six seulement d'entre elles consentirent à accepter la liberté et à retourner dans leur patrie. Quant aux filles de la Circassie, destinées dès leur âge le plus tendre à entrer dans le harem de quelque potentat de l'Orient, l'espoir et l'ambition balancent généralement chez elles le chagrin de quitter leurs parents. Au milieu même du marché de Constantinople, où se vendent les esclaves, il est rare d'apercevoir la moindre trace de douleur parmi les jeunes femmes, si l'on en excepte celles qui courent le danger d'être séparées de leurs enfants. Pour celles qui sont jeunes et belles, ce marché excite chez elles le même désir de briller, que la salle de bal ou l'opéra dans les capitales de l'Europe occidentale. Aujourd'hui encore, la condition des esclaves, dans toutes les contrées de l'Orient, diffère peu de celle des domestiques en Europe; on peut dire même que le pauvre émancipé de France et d'Angleterre pourrait bien avoir quelque chose à envier à la situation d'un paysan de la Russie. Les soins pendant la maladie, le travail dans l'état de santé, et un soutien assuré dans la vieillesse, sont des avantages importants, même dans les États les mieux gouvernés 2; mais ces mêmes avantages sont incalculables au milieu de l'anarchie des premiers siècles. Dans les pays de plaines, jamais les paysans, uniquement livrés aux travaux de l'agriculture, ne se sont émancipés sans un secours étranger: l'histoire n'en offre pas d'exemple. Attachés à la glèbe, courbés sous le poids d'un rude labeur, séparés les uns des autres, leur horizon est étroitement borné; ils ne connaissent pas les besoins qui naissent des rapports fréquents entre les hommes; ils n'ont pas non plus l'énergie de la vie sauvage. Aussi partout on les a vus incapables de se défendre en commun contre la violence et d'échapper à l'oppression. Les habitants de la Mésopotamie, de l'Égypte et du Bengale, de même que les serfs polonais et les paysans russes, n'ont pas cessé de mener la même existence laborieuse et toute passive. Les premières notions de la liberté se sont répandues sous l'influence d'autres habitudes ou d'un autre état social. La première de ces causes se trouve dans l'indépendance et dans la solitude de la vie pastorale. Les Arabes, qui suivaient leurs chameaux à travers les sables du désert, les Scythes qui erraient dans les steppes de la Tartarie, n'étaient point exposés à l'oppression, parce qu'aucune nécessité ne les forçait à la subir. Si le chef d'une tribu se rendait coupable d'un acte injuste, ses sujets pouvaient toujours le quitter, emmenant avec eux leurs familles et leurs troupeaux. Il ne fallait que quelques heures pour effacer les traces de la route qu'ils avaient suivie dans les sables du désert ou dans les hautes herbes des steppes. Ils étaient dans la condition de nos premiers parents quand ils quittèrent le paradis terrestre; ils avaient devant eux le monde, et partout où fleurissait le gazon, où murmurait une source d'eau vive, il leur était facile de s'établir et de se multiplier. La liberté, l'énergie du caractère pastoral, tient à cette indépendance des tribus nomades et à l'étendue sans limites des plaines que la nature avait préparées pour les recevoir. Les conquêtes des Arabes et les empires fondés par les Scythes n'ont eu d'autre cause que la vie dure qu'ils menaient dans leurs déserts et, quant à la liberté de nos temps modernes, on la doit attribuer aux habitudes errantes de nos ancêtres, habitudes qui les firent se répandre depuis le centre de l'Asie jusqu'aux bords de l'Atlantique; c'est la source de toutes les gloires de la civilisation européenne, des arts de la Grèce, des armes romaines, de la chevalerie française et de la marine britannique. |