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saient volontiers dans leur emploi, car, dans un théâtre où un public constant les voyait chaque jour, il ne s'apercevait pas qu'elles vieillissaient. Mais elle s'attachait de plus en plus à son intérieur, où elle vivait très retirée, au fils qu'elle avait eu de Guérin, enfin à une riante maison des champs qu'elle possédait à Meudon et où elle passait tout le temps que lui laissait le théâtre1. Cette maison existe encore, au no 11 de la rue des Pierres, à peu près telle qu'Armande l'a laissée, avec sa porte à plein cintre et ses pavillons dans le style du temps, comme aussi le jardin avec ses allées géométriques, ses charmilles et son berceau de vigne. Elle mourut à Paris, rue de Touraine, le 30 novembre 1700, âgée de cinquante-huit ans 2. Son acte de décès, ne fait, naturellement, aucune mention de Molière, dont elle ne portait plus le nom : elle n'en reste pas moins pour la postérité, en dépit de ce brave Guérin, la veuve de Molière, celle qui a vécu onze ans près de lui, l'interprète et l'inspiratrice de ses chefs-d'œuvre. Elle le fit souffrir, mais la souffrance est une part de l'inspiration, et, peut-être, sans elle, n'aurions-nous pas le Misanthrope.

1. Elle avait toujours aimé la campagne, semble-t-il, et à Paris elle essayait de s'en donner l'illusion: le 16 août 1673, prenant à bail de Me Claude Butin, avocat en Parlement, «une maison sise rue de Seine, appelée l'hôtel d'Arras », elle se faisait attribuer le droit, dans l'acte de location, « de faire dépaver en quelques endroits des cours, pour y pouvoir planter et avoir de la verdure ».

2. M. A. Houssaye décrit en détail cette maison dans Molière, sa femme et sa fille.

CHAPITRE IV

LE JEUNE PREMIER DE LA TROUPE DE MOLIÈRE

CHARLES VARLET DE LA GRANGE

S'il fallait en croire l'optimiste et naïf Chappuzeau, l'auteur du Théâtre françois, il n'y aurait jamais eu non seulement artistes plus parfaits, mais grands seigneurs plus magnifiques et, en même temps, bourgeois plus réguliers que les comédiens sous Louis XIV. Il les montre exempts de jalousie, presque d'amour-propre, combinant leurs efforts avec l'unique souci des plaisirs du public et de l'honneur de la troupe, se prodiguant mutuellement les égards d'une politesse cérémonieuse, généreux et sans morgue avec les auteurs, enfin et surtout de mœurs irréprochables, ou peu s'en faut, les femmes aussi bien que les hommes. Tous ces éloges mettent en défiance on se dit que les comédiens ont mérité rarement d'être peints avec des couleurs aussi flatteuses; à deine si ceux de nos jours, qui ont, comme l'on sait, entièrement rompu avec l'antique bohème, seraient dignes de cette admiration sans réserve. Et, en effet, lorsque, pour sortir des généralités, on consulte d'autres témoins que Chappuzeau, trop intéressé à se faire bien

venir des comédiens et qui, peut-être, n'écrivait que sur commande, les faits viennent en foule rompre l'harmonie idéale vantée par le complaisant panégyriste. Dans la seule troupe de Molière, on n'est pas si parfait que cela; elle compose même un groupe assez mêlé. Madeleine Béjart a toutes les qualités féminines et masculines que l'on voudra, sauf la chasteté; son frère Louis est un belliqueux personnage, ami des rixes bruyantes et cité, à ce titre, dans les rapports de police ; de Brie, un bretteur stupide; Mlle de Brie, sa femme, une très accommodante personne; du Parc, un modèle de mari philosophe; Mlle du Parc, une brillante et volage amoureuse; joueur et ivrogne, coureur et endetté, Brécourt a la main trop prompte et tue non seulement un sanglier devant Louis XIV, mais un cocher récalcitrant. Pris en corps, nous verrons que ces « étranges animaux », comme les appelle Molière, n'étaient pas toujours faciles à conduire1.

Gardons-nous donc de leur attribuer, comme une règle, des vertus bourgeoises qui ne pouvaient exister parmi eux qu'à l'état d'exceptions. Je me hâte d'ajouter que ces exceptions existent, et assez nombreuses. Pour rester toujours dans la troupe de Molière, Beauval était le modèle des époux; sa femme une aigre, mais vertueuse matrone. Doux et pieux, du Croisy menait une

1. Sur les mœurs des comédiens de Paris aux deux derniers siècles, voyez surtout les divers recueils de M. Émile Campardon, tous composés de pièces authentiques tirées des Archives nationales, procès-verbaux de police, informations judiciaires, actes notariés, etc.: Documents inédits sur J.-B. Poquelin Molière, 1871, Nouvelles pièces sur Molière et sur quelques comédiens de sa troupe, 1876, les Comédiens du roi de la troupe française, 1879, les Comédiens du roi de la troupe italienne, 1880. Jamais chercheur n'a produit, en si peu de temps, sur l'histoire de nos anciens théâtres, un si grand nombre de pièces et d'un si vif intérêt.

existence très régulière, et, dans le village où il se retira après avoir quitté le théâtre, il sut inspirer à son curé une telle affection, que le digne pasteur n'eut pas le courage de l'enterrer lui-même et délégua ce soin à un confrère. La Grange, enfin, a mérité tous les éloges que l'on peut accorder à un parfait honnête homme et à un excellent comédien; les contemporains le décorent à l'envi d'épithètes flatteuses. A ce titre, il sollicite déjà l'attention; mais il offre de plus cet intérêt qu'il fut, après Molière, l'âme de sa compagnie; qu'il en a écrit l'histoire, sans s'en douter, et avec une exactitude d'autant plus grande ; qu'il a donné la première édition complète et soignée des œuvres de Molière; enfin qu'il a contribué de tout son pouvoir à la fondation de la Comédie-Française. Il ne s'agit pas de raconter sa vie : M. Édouard Thierry a rempli cette tâche dans une étude, rai modèle d'information précise et d'élégance, qui ouvre le Registre de La Grange, publié lui-même avec un soin et un luxe dignes de la Comédie-Française1. Il n'y a donc qu'à profiter des recherches de M. Thierry, à feuilleter le registre et à relire le théâtre de Molière pour se faire une opinion personnelle sur le caractère et le talent de ce rare comédien.

1. Registre de La Grange (1658–1685), précédé d'une notice biographique, publié par les soins de la Comédie-Française, janvier 1876; Ed. Thierry, Charles Varlet de La Grange et son registre, 1876, tirage à part de la notice, suivi du Dossier de La Grange

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