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bruit n en avait pas couru, et ne savons-nous pas ce que valent souvent les démentis de ce genre? D'autre part, La Grange venait de marier sa fille Manon avec un avocat au parlement, M. de Trocou-Musnier, et il paraît que la jeune femme était tombée aux mains d'un brutal. En ce cas, il serait mort du chagrin de la voir malheureuse ou se serait tué lui-même sous le coup de ce chagrin. << Plus de mille personnes, nous apprend le Mercure, suivirent son convoi, tout Paris ayant dit, lorsque le bruit de sa mort se fut répandu, que c'étoit un honnête homme. »

Je disais, au début de cette étude, que, par ses qualités d'homme privé, La Grange avait été une exception parmi les comédiens de son temps; j'ajouterai que celles de son esprit et de son caractère n'ont jamais été communes, dans aucune profession. C'est déjà un grand honneur pour la carrière dramatique, non seulement de n'avoir pas gèné chez lui le développement de ces qualités, mais encore de leur avoir fourni une matière si appropriée que l'on dirait qu'il était exactement fait pour cette carrière et elle pour lui. En un temps où le préjugé pesait encore de tout son poids sur les comédiens, malgré les ordonnances de réhabilitation, La Grange montra que l'on pouvait admirablement jouer la comédie et pratiquer toutes les vertus de l'honnête homme, aux deux sens du mot: le sens mondain de son temps et le sens simple et grave du nôtre. Aujourd'hui nous tombons peut-être dans un excès contraire à celui du dix-septième siècle; si, pour quelques bonnes âmes, le comédien est toujours un bohème et un réprouvé, on applique généralement au monde des théâtres deux façons de juger un peu contradictoires. D'un côté, nous avons pour tout ce qui s'y fait une grande tolérance morale; de l'autre, nous trouvons légitime que, sans cesser

de vivre à leur manière, les comédiens prétendent à tous les avantages sociaux, à toutes les distinctions réservées pendant longtemps aux vertus bourgeoises et aux professions classées. Le moyen d'échapper à cette contradiction serait peut-être de considérer que bohème et théâtre ne sont pas plus forcément synonymes que théâtre et vertu, mais que, si théâtre et vertu sont difficiles à concilier, ceux qui les concilient ont beaucoup de mérite, qu'il faut leur en tenir grand compte et qu'il n'y a rien à leur refuser. La Grange est assurément, de tous les comédiens, celui dont l'exemple a le plus fait pour acheminer l'opinion vers un revirement d'autant plus complet qu'il tombe quelquefois dans l'excès, mais d'autant plus légitime qu'il n'est au fond que l'exagération d'une idée juste. Molière avait paré la profession dramatique de l'auréole du génie; La Grange y joignit le doux reflet d'un beau talent et d'un beau caractère. A eux deux ils forment un groupe qui symbolise cette Comédie-Française fondée par l'un, sauvée par l'autre, et dont nous sommes justement fiers, car elle honore toujours l'esprit français et elle est une des rares institutions de la vieille France qui restent debout, au milieu de tant de ruines, victorieuses des hommes et du temps.

Si Molière est bien mort, s'il n'a plus paru après lui de comédiens écrivant des chefs-d'œuvre comparables aux siens, on peut dire, en revanche, que l'esprit de La Grange et beaucoup de ses qualités vivent toujours dans la maison de Molière. D'abord, la plupart de ses successeurs aiment comme lui leur théâtre; plusieurs n'ont jamais voulu le quitter et, préférant la gloire à l'argent, lui ont sacrifié de gros avantages; tous en parlent avec respect, ont conscience du prestige qu'ils en reçoivent, et ceux qui le quittent se font honneur de lui avoir ap

partenu. Il en est même que l'on pourrait nommer et qui ont imité ou imitent encore La Grange soit par leur courage aux heures difficiles et leur dévouement au salut de la « Compagnie», soit par la nature de leur talent, leur manière d'être, toutes leurs habitudes. On a publié le registre de La Grange; on a publié aussi le journal d'un sociétaire de la Comédie-Française qui a traversé, en portant la fortune de la maison, des jours plus difficiles encore que ceux qui suivirent l'expulsion du PalaisRoyal. La Grange, chassé par Lulli, abandonné par Louis XIV et par ses camarades, ne désespérait pas du théâtre de Molière et, en lui trouvant une scène et des acteurs, lui rendait la protection royale; son émule allait à l'étranger lui gagner de quoi remplir ses engagements en attendant la reprise de la vie nationale. Et dans cet exode il se montrait administrateur aussi habile, aussi soigneux, aussi probe que son devancier; avec beaucoup d'énergie et de ténacité, un peu de rudesse et de misanthropie, il arrivait au même résultat que La Grange avec sa souplesse, sa courtoisie et son optimisme sauver la maison. Comme La Grange, enfin, il s'est fait un titre d'honneur par son journal, presque sans y penser; et plus tard, lorsque notre temps sera devenu à son tour le passé lointain de la Comédie, on consultera son carnet de voyage comme on consulte le livre de raison laissé par La Grange.

Un autre tient une partie des rôles de La Grange, est, comme lui, un parfait amoureux et, comme lui, prolonge au delà du vraisemblable la souplesse de son talent, la fraîcheur de sa voix et l'apparente jeunesse de sa personne. Il est, lui aussi, de relations aimables,

1. Voyage de 1871; journal inedit de Edmond Got, dans la Comédie-Française à Londres, publiée par M. G. d'Heylli, 1880.

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attentif, mesuré dans ses paroles et dans ses actes; s'il aime la renommée, il ne recherche pas le bruit et ne fait pas mettre dans la gazette le compte rendu de ses aventures, s'il en a, de ses voyages, car il ne voyage pas, de la façon dont il mange, se meuble, s'habille et s'entretient avec ses amis; le théâtre quitté, il vit d'une calme existence de bourgeois. Il est soigneux de sa personne, comme devait l'être La Grange; il se surveille et s'économise; il a une hygiène raisonnée qu'il suit avec rigueur et qui profite à la santé de son talent comme à celle de sa peronne. Enfin, lui aussi a le goût de l'écriture et tient un journal où il note, paraît-il, les rôles qu'il joue, leur succès, peut-être le sien propre, ce qui le distinguerait de La Grange, bref tous les faits de la vie du théâtre qui ont rapport avec son emploi. Si donc La Grange revenait au monde, il pourrait en toute sécurité entrer à sa chère Comédie-Française; peut-être ferait-il observer, avec sa discrétion habituelle, que, de son temps, on jouait un peu plus le répertoire, mais il trouverait que, somme toute, on y suit les bonnes traditions, car ces traditions sont les siennes.

4. Ceci était écrit avant la retraite de M. Delaunay.

CHAPITRE V

MOLIÈRE ET LOUIS XIV

Il en est des relations de Molière avec Louis XIV comme de certains faits de sa vie privée : elles soulèvent d'ardentes controverses, et ici le parti pris est d'autant plus tenace et la passion plus aigre que la politique s'en mêle. Selon que les critiques penchent à gauche ou à droite, ils sacrifient le roi au poète ou le poète au roi; ce que les uns admirent le plus dans le génie de Molière, c'est la merveilleuse vitalité dont il fit preuve en se développant sous un pouvoir absolu, et, dans le caractère de l'homme, cette fierté plébéienne que ne put entamer l'humiliante protection d'un despote; les autres donnent à entendre que, si Louis XIV n'a point écrit le Misanthrope et Tartuffe, ils n'eussent pas été possibles sans lui. Depuis une trentaine d'années, cette dernière thèse a perdu beaucoup de terrain au profit de la thèse contraire. Entre tous les tenants de celle-ci, il suffira de citer un illustre historien et un critique de valeur, Michelet et Despois. Le premier n'a pas consacré moins de quatre chapitres à Molière dans le treizième volume de son Histoire de France, et ces chapitres sont les plus aventureux de ce volume, où surabondent les conjectures hardies. Ils forment un vrai drame, très roman

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