Images de page
PDF
ePub

dans une ame neuve que le commerce des hommes n'a point encore corrompue. L'auteur craignant peut-être qu'un tableau fi étranger à nos moeurs, ne parût trop languiffant & trop uniforme, a cherché à l'animer par les peintures les plus riantes. Il transporte le lecteur dans des lieux enchantés, dont à la vérité le fpectacle intéreffe peu l'amant heureux, mais dont la defcription flatte encore l'imagination, quand les défirs font fatisfaits. Emporté par fon fujet, il a répandu dans fa profe ce ftyle animé. figuré & poëtique, dont le roman de Télémaque a fourni parmi nous le premier modele. Nous ignorons pourquoi quelques cenfeurs du temple de Gnide ont dit à cette occafion, qu'il auroit eu besoin d'être en vers. Le ftyle poëtique, fi on entend, comme on le doit par ce mot, un ftyle plein de chaleur & d'images, n'a pas befoin pour être agréable, de la marche uniforme & cadencée de la verfification: mais, fi on ne fait confifter ce ftyle que dans une diction chargée d'épithetes oifives, dans les peintures froides & triviales des ailes & du carquois de l'amour, & de femblables objets, la verfification n'ajoutera prefqu'aucun mérite à ces ornemens ufés : on y cherchera toujours en vain l'ame & la vie. Quoi qu'il en foit, le temple de Gnide étant une espece de poëme en profe

c'est

c'est à nos écrivains les plus célebres en ce genre à fixer le rang qu'il doit occuper : il mérite de pareils juges, Nous croyons du moins que les peintures de cet ouvrage foutiendroient avec fuccès une des principales épreuves des defcriptions poétiques, celle de les repréfenter fur la toile. Mais ce qu'on doit fur-tout remarquer dans le temple de Gnide, c'eft qu'Anacreon même y eft toujours obfervateur & philofophe. Dans le quatrieme chant, il paroît décrire les mœurs des Sibarites; & on s'apperçoit aisément que ces moeurs font les nôtres. La préface porte fur-tout l'emprein te de l'auteur des lettres perfanes. En préfentant le temple de Gnide comme la traduction d'un manufcrit grec, plaifanterie défigurée depuis par tant de mauvais copiftes, il en prend occafion de peindre d'un trait de plume l'ineptie des critiques & le pédantifine des traducteurs, & finit par ces paroles dignes d'être rapportées : «Si les gens graves défiroient de moi quel» que ouvrage moins frivole, je fuis en » état de les fatisfaire. Il y a trente ans que »je travaille à un livre de douze pages, » qui doit contenir tout ce que nous fa

vons fur la métaphyfique, la politique & » la morale, & tout ce que de très-grands auteurs ont oublié dans les volumes. » qu'ils ont donnés fur ces fciences-là».

Tome I

[ocr errors]

Nous regardons comme une des plus honorables récompenfes de notre travail l'intérêt particulier que M. de Montefquieu prenoit à l'encyclopédie, dont toutes les reffources ont été jufqu'à préfent dans le 'courage & l'émulation de fes auteurs. Tous ·les gens de lettres, fe'on lui, devoient s'empreffer de concourir à l'exécution de cette entreprise utile. Il en a donné l'exemple avec M. de Voltaire, & plufieurs autres écrivains célebres. Peut-être les traverses que cet ouvrage a effuyées, & qui lui rappelloient les fiennes propres, l'intéreffoient-elles en notre faveur. Peut-être étoit-il fenfible, fans s'en appercevoir, à la juftice que nous avions ofé lui rendre dans le premier volume de l'encyclopédie, lorfque perfonne n'ofoit encore élever fa voix pour le défendre. Il nous deftinoit un article fur le goût, qui a été trouvé imparfait dans fes papiers: nous le donnerons en cet état au public, & nous le traiterons avec le même respect que l'antiquité témoigna autrefois pour les dernieres paroles de Séneque. La mort l'a empêché d'étendre plus loin fes bienfaits à notre égard, & en joignant nos propres regrets à ceux de l'Europe entiere, nous pourrions écrire fur fon tombeau:

Finis vitæ ejus nobis luctuofus, PATRIE triftis extraneis etiam ignotifque non fine curâ fuit. Tacit. in Agricol. c. 43a

XCIX

ANALYSE

DE

L'ESPRIT DES LOIS,

'PAR M. D'ALEMBERT, Pour fervir de fuite à l'éloge de M. de MONTESQUIEU.

A plupart des gens de lettres qui ont parlé de l'efprit des lois, s'étant plus attachés à le critiquer, qu'à en donner une jufte idée, nous allons tâcher de fuppléer à ce qu'ils auroient dû faire, & d'en développer le plan, le caractere & l'objet. Ceux qui en trouveront l'analyse trop longue, jugeront peut-être, après l'avoir lue, qu'il n'y avoit que ce feul moyen de bien faire faifir la méthode de l'auteur. On doit fe fouvenir, d'ailleurs, que l'histoire des écrivains célebres n'eft que celle de leurs pensées & de leurs travaux; & que cette partie de leur éloge en eft la plus effentielle & la plus utile.

Les hommes, dans l'état de nature, abftraction faite de toute religion, ne connoiffant, dans les différents qu'ils peuvent avoir, d'autre loi que celle des animaux, le droit du plus fort, on doit regarder l'établiffement des fociétés comme une ef

pece de traité contre ce droit injufte; traité deftiné à établir entre les différentes parties du genre humain une forte de balance. Mais il en eft de l'équilibre moral comme du phyfique; il eft rare qu'il foit parfait & durable, & les traités du genre humain font comme les traités entre nos Princes, une femence continuelle de divifions. L'intérêt, de befoin & le plaifir ont rapproché les hommes. Mais ces mêmes motifs les pouffent fans ceffe à vouloir jouir des avantages de la fociété fans en porter les charges; & c'eft en ce fens qu'on peut dire, avec l'auteur, que les hommes, dès qu'ils font en fociété, font en état de guerre. Car la guerre fuppofe, dans ceux qui fe la font finon l'égalité de force, au moins l'opinion de cette égalité; d'où naît le défir & l'efpoir mutuel de fe vaincre : or dans l'état de fociété, fi la balance n'eft jamais parfaite entre les hommes, elle n'est pas non plus trop inégale: au contraire; ou ils n'auroient rien à fe difputer dans l'état de nature; ou fi la néceffité les y obligeoit, on ne verroit que la foibleffe fuyant devant la force, des oppreffeurs fans combat, & des opprimés fans réfiftance.

Voilà donc les hommes réunis & armés tout à la fois, s'embraffant d'un côté, fi on peut parler ainfi; & cherchant de l'autre à fe bleffer mutuellement. Les lois font

« PrécédentContinuer »