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ENTRETIEN D'UN ÉLECTEUR

AVEC LUI-MÊME:

Je suis Électeur, je ne l'étais pas il y a deux ans. Bonaparte m'avait enlevé ce droit en établissant ses colléges électoraux. Je ne concourais donc plus ent rien aux choix de ceux qui prétendaient me représenter. Ces choix se faisaient en haut, sans que j'y eusse part. Mon industrie servait l'état ; mais elle était favorisée on gênée par des lois sur lesquelles on ne me consulpas. Je payais les impôts; mais l'assiette, la nature, la répartition de ces impôts m'étaient étrangères. Nommés par des colléges électoraux qui m'étaient fermës, mes députés n'avaient nul lien avec moi. Ils ne me demandaient point mon suffrage. Je n'en avais point à donner.

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Tout est changé. Je vais concourir au choix de mes députés. Les candidats sentent mon importance : ils me sollicitent ils entrent en explication: ils recueillent mon vœu sur mes intérêts. Pour la première fois, depuis dix-sept ans, je suis quelque chose dans l'état.

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Maintenant voyons ce que j'ai à faire.

Je n'ai guères le temps de lire. Je m'en tiens aux faits que j'ai vus et à mon expérience.

J'avais vingt-deux ans quand la révolution a commencé. J'ai vu alors qu'elle était causée par la dilapidation du trésor public, d'où vint le déficit. Je ne venx plus de révolution : celle qui a eu lieu m'a trop fait souffrir. Puisque c'est la dilapidation du trésor

public qui l'a occasionnée, il faut, pour que nous n'en ayons jamais d'autres, que le trésor ne soit plus dilapidé. La Charte y a pourvu, en soumettant à la chambre des députés ce qu'on nomme le budjet des ministres, c'est-à-dire, le montant des dépenses qui leur sont permises. Si les ministres n'excèdent jamais leur budjet, il n'y aura point de dilapidation, ni par conséquent de révolution à craindre, au moins pour cette cause. Les députés sont chargés de surveiller les ministres. C'est à eux à empêcher que ceux-ci n'excèdent leur budjet. Ma première règle doit donc être de nommer des hommes qui exercent avec courage cette surveillance. Pour cela, il faut que ces hommes n'ayent d'intérêts contraires.

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Je me souviens à ce sujet que mon père, qui était plus riche que moi, parce que le maximum ne l'avait pas ruiné, avait un caissier qui dirigeait ses affaires. A la fin de l'année, il examinait ses comptes, ou quelquefois, faute de temps, il les faisait examiner par autre. Un jour son caissier lui proposa de charger de cet examen un homme que ce caissier employait et payait comme secrétaire. Me croyez-vous fou ? lui dit mon père, prendrai-je pour apurer vos comptes, votre obligé, votre salarié, votre dépendant! Ce serait comme si je vous prenais vous-même.

Depuis que je suis Électeur, j'applique cette réponse de mon père à l'élection de nos députés. Les Ministres sont chargés de gérer les affaires de la nation, les députés, d'examiner la gestion des ministres. Si mon père, négociant, eût été fou de faire apurer les comptes de son caissier par un homme à lui, je serais fou,

moi, citoyen, de faire examiner la gestion des ministres par des hommes à eux. Seconde règle : je ne nom merai pas les obligés ou les dépendans des ministres pour les surveiller,

J'ai connu un homme qui donnait à son intendant le cinq pour cent de la dépense de sa maison. Il chargea cet intendant de réduire sa dépense. L'intendant le promit et n'en fit rien, parce que chaque réduction aurait proportionnellement diminué son salaire. Je ne chargerai point du vote, et par conséquent de la réduction des impôts, ceux qui sont d'autant mieux payés que les impôts sont plus forts.

Je n'ai pas oublié que lorsque la révolution éclata ce qu'on appelait les lettres de cachet et la Bastille avait monté les têtes : c'était une manière d'arrêter et de détenir les gens sans les juger. Cette manière d'agir a donc été encore une cause ou un prétexte de la révolution. On me dit qu'arrêter et détenir les gens sans les juger, c'est ce qu'on nomme la suspension de la liberté individuelle. Je ne nommerai point de partisans de cette suspension, parce que je ne veux pas que les

têtes se montent.

Depuis 1792, jusqu'en 1814 inclusivement, j'ai vu bien des gouvernemens s'établir sur ma tête. On m'a dit chaque fois qu'il fallait leur accorder tout ce qu'ils demandaient, pour arriver à un temps tranquille, où on leur reprendrait ce qu'on leur aurait accordé! On m'a répété cela sur-tout sous Bonaparte, et j'en ai été dupe. Je prenais pour des révolutionnaires tous ceux qui parlaient contre les mesures de l'autorité, et quand MM. tels et tels, dans l'assemblée qui eut un ins

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tant la faculté de parler, nous prédisaient de grands malheurs, si nous nous livrions pieds et poings liés je les appelais des Jacobins; je regardais, au contraire, comme des esprits sages ceux qui criaient, laissez faire, n'entravez pas, laissez la chose se consolider: vous aurez la paix et la tranquillité intérieure. La chose s'est consolidée, et nous avons en le système continental, et la guerre d'Autriche, et celle de Prusse, et celle d'Espagne, et celle de Russie, où j'ai perdu mon fils, et des insurrections, et des conspirations, et des châteaux forts. J'en conclus que ceux que j'ai crus, m'ont attrapé. Je ne crois point qu'on veuille m'attraper, cependant je ne nommerai pas ceux qui me tiendront de beaux discours pour me persuader qu'il faut violer la Charte.

Je suis bon catholique. Je crois la religion néces saire à la morale. J'aime que ma femme, mes enfans, ma servante, m'accompagnent à l'église. Mais j'ai à traiter, à cause de mon commerce, avec des gens de religion différente. Il m'importe que ces gens soient' tranquilles et en sûreté car ce n'est qu'alors qu'ils remplissent leurs engagemens, qu'ils payent avec exactitude, et que les affaires qu'on fait avec eux sont actives et sans danger. Mon bisaïeul a été ruiné, parce que des huguenots qui étaient ses débiteurs, se sont enfuis nuitamment de France, à cause des dragonades: et il n'y a pas extrêmement long-temps qu'une lettre de change que j'avais tirée sur un négociant de Nîmes, l'ayant trouvé mort, m'a mis dans le plus grand embarras, en me revenant protestée. J'applaudis donc de tout mon cœur à l'article de la Charte qui a pro

clamé la liberté des cultes et garanti la sûreté de ceux qui les professent. Je tiens fort à ce que rien ne remette en doute cette liberté; car si, par des vexations directes ou indirectes, on jetait le désordre dans les affaires des protestans qui me doivent, ce ne serait pas eux, mais moi, qu'on ruinerait. Je nommerai donc pour députés des hommes bien décidés à maintenir cet article de la Charte.

On m'a beaucoup parlé depuis quelque temps d'une autre liberté, qu'on appelle celle de la presse et des journaux. Autrefois je ne m'y intéressais guères; mais il me revient à l'esprit que, sous Bonaparte, j'avais une affaire dans le Calvados. Un de mes correspon dans m'avait indiqué, du mieux qu'il avait pu, qu'il y avait de l'agitation dans cette contrée. Pour être bien au fait, je consulte les journaux ; et voilà que le Journal de l'Empire m'apprend que tout y est parfaitement tranquille. Je me mets en route à cheval, sur cette assurance. Je trouve près de Caen, en 1811, le peuple en rumeur, la gendarmerie tirant des coups de fusil à des insurgés, les insurgés répondant par des coups de pierres dont quelques-unes m'atteignent. Me voyant venir du côté de Paris, on me prend pour un agent de la police. Je in'enfuis; mais les gendarmes qui m'aperçoivent me prennent pour un des chefs des rebelles. Je passe vingt jours en prison; l'on me traduit devant une cour qui s'appelait alors spéciale : je suis néanmoins acquitté. Je reviens à Paris, et je lis dans mon journal que depuis un mois l'union la plus touchante règne dans le Calvados. Je conclus de ce fait que si les journaux avaient dit la vérité, je r'au

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