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Cause de décadence de la poésie provençale.

Ce morceau, dans l'original, nous paraît digne de Tyrtée ou d'Eschyle. Images, mouvement, inspiration, harmonie, rien n'y manque de ce qui constitue la grande poésie. Il n'eût pas fallu beaucoup de pièces du même mérite pour faire vivre à jamais la lyre et la langue des troubadours. Malheureusement elles sont trop rares dans leurs œuvres. La muse provençale s'endormit sur les fleurs de son heureux climat; elle s'enivra de sa douce harmonie; elle se fit des voluptés faciles et énervantes, comme ces parfums au milieu desquels se berce la somnolence des Orientaux. Elle dédaigna trop la mâle et austère pensée, cette base solide de toute poésie durable. Les plus grands événements retentirent en vain à ses oreilles : ce réveil du monde au douzième siècle, ce mouvement général de l'esprit, ces lointaines et merveilleuses expéditions qui mirent face à face deux mondes, deux religions, tout cela fut peu compris par elle: elle parla de croisade, mais sans beaucoup de foi et de passion; elle alla même parfois visiter la Palestine, mais là encore elle ne rêvait que ses fades amours, et s'empressait de revenir soupirer aux pieds des dames de France. L'un de ces poëtes s'embarque un jour, il court à la terre sainte, une vive impatience le presse.... sans doute il brûle d'aller se prosterner au grand tombeau du Christ? il n'en est rien ce troubadour, Geoffroy Rudel, s'en va, épris d'une étrange passion pour la comtesse de Tripoli, qu'il n'a jamais vue, lui offrir son cœur et mourir en arrivant sous ses beaux yeux.

Telle est, ce nous semble, la vraie cause de la rapide décadence de la poésie provençale : l'absence de toute inspiration profonde. Elle ne fut qu'un jeu d'esprit charmant, ne prit rien au sérieux, pas même l'amour. Car l'amour même, mais l'amour véritable, aurait suffi pour la sauver : témoin la gloire de Pétrarque. L'enthousiasme religieux, que n'avaient pas connu les peuples de la langue d'oc, se retourna contre eux. Un fanatisme affreux vint se ruer sur cette brillante et frêle civilisation du Midi. La guerre civile la plus meurtrière, la persécution la plus implacable désolèrent ces riantes et heu

LITT. FR.

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reuses contrées. Les troubadours, qui n'avaient vécu qu'à l'ombre des châteaux, ne trouvèrent plus d'asile; leur voix s'éteignit peu à peu, comme le doux ramage des oiseaux à l'approche d'un rigoureux hiver.

Le fanatisme ne fit probablement qu'accélérer l'œuvre de la nature. La poésie française ne devait pas demeurer entre les mains frivoles de ces poëtes du Midi :

Dans une longue enfance ils l'auraient fait veillir.

Au Nord était toute la sève de la pensée; au Nord appartenaient les savantes, les patientes études, et, jusque dans les chansons légères, ce bon sens moins brillant, mais durable, qui a toujours un but, et sait y diriger tous ses efforts.

CHAPITRE XIII.

CHANTS LYRIQUES DES TROUVÈRES.

Caractère des chants lyriques au nord de la Loire. · Imitation de la poésie provençale; Thibaut VI; Charles d'Orléans.

Caractère des chants lyriques au nord de la Loire.

Cette destinée de la chanson française semblait présagée par les premiers noms que nous présente son histoire. Chose étrange ! c'est dans la savante école de Paris, c'est dans le saint monastère de Clairvaux qu'il faut en chercher les plus anciens auteurs. Les deux plus grands hommes de la société cléricale du douzième siècle, ceux dont la lutte théologique a rempli la première partie du moyen âge, Abélard et saint Bernard, n'avaient pas dédaigné une occupation moins sévère. Nous n'avons sur le compte de saint Bernard qu'un seul témoignage, encore est-ce celui d'un ennemi. « Tu as fait souvent, lui écrivait Bérenger, dans sa défense d'Abélard, des

chansons bouffonnes et de petits vers galants1.» Les compositions lyriques d'Abélard sont constatées d'une manière plus explicite par son propre aveu et par celui de la femme qui en était l'objet. « Quand ma connaissance commença avec Héloïse, dit-il, j'étais d'une réputation brillante, dans la fleur de la jeunesse, d'une figure si agréable que je n'avais pas à craindre de refus. J'eus d'autant plus de facilité à me faire aimer de la jeune Héloïse, qu'elle avait une vive passion pour les lettres, passion rare chez les femmes, et qui l'a rendue célèbre. L'amour m'ayant embrasé le cœur, si j'inventais encore quelques vers, ils ne parlaient plus de philosophie, ils ne respiraient que l'amour. Plusieurs de nos petites pièces sont encore chantées et répétées dans bien des pays, surtout par ceux qui aiment la vie que je menais alors. »

Nous n'avons plus aucun de ces poëmes, mais Héloïse se charge de les apprécier pour nous. On peut croire que jamais la critique littéraire n'aura parlé avec plus d'âme. « Entre toutes vos qualités, deux choses surtout me séduisirent, les grâces de votre poésie et celles de votre chant. Toute autre femme en aurait été également charmée. Lorsque, pour vous délasser de vos travaux philosophiques, vous composiez en mètres ou en rimes des poésies d'amour, tout le monde voulait les chanter à cause de la douceur extrême des paroles et de la musique. Les plus insensibles au charme de la mélodie ne pouvaient lui refuser leur admiration. Comme la plupart de vos vers chantaient nos amours, mon nom fut bientôt connu par le vôtre. Toutes les places publiques, toutes les maisons privées retentissaient de mon nom, les femmes enviaient mon bonheur.»>

Il nous semble difficile, après ces paroles, de douter que, parmi les chansons d'Abélard, quelques-unes au moins ne fussent en langue vulgaire. Nous savons qu'à la même époque les jongleurs chantaient dans la langue populaire leurs récits héroïques; et ces chants d'amour, ces chants rimés, que tout le monde répétait, dont retentissaient les places et les rues,

4. « Cantiunculas mimicas et urbanos modulos factitasti. » (Opera Abelardi, p. 303.)

qui excitaient la jalousie des femmes, auraient été des vers latins!

Dans les pays de la langue d'oïl, le voisinage des chansons de geste porta bonheur aux chants d'amour. Ils ne se bornèrent pas à exprimer, ils racontèrent. Toute une classe de poëmes, qu'on peut désigner avec M. Paulin Paris sous le titre de romances, furent de charmants récits d'aventures amoureuses et chevaleresques1. C'est l'épopée descendue des hautes régions de l'histoire, et conservant même encore quelquefois sa grave strophe d'alexandrins monorimes. A lire les vers suivants on croirait, n'était le refrain, avoir sous les yeux quelques fragments de la chanson épique des Loherains ou de Roland;

Riche fut le tournois dessous la tour ancienne :
Chacun par sa valeur veut qu'Idoine soit sienne;
Et la belle s'écrie : « A l'aide! comte Estienne! »
Il n'est point devant lui d'adversaire qui tienne :
Et cavale et coursier sans cavalier reviennent.
Hé Diex!

Qui d'amour sent dolour et peine
Bien doit avoir joie prochaine.

Moult le fit bien Estienne qui prouesse a et force,
Pour l'amour de pucelle s'évertue et s'efforce;
Les écus froisse et fend com s'ils fussent d'écorce;
Il n'attaque baron qu'à terre il ne le porce (jette).
Hé Diex!

Qui d'amour sent dolour et peine
Bien doit avoir joie prochaine.

Au premier rang des romances, il faut placer celles d'Audefroy le Bastard', à qui appartiennent les couplets que nous venons de citer. Ce poëte a presque toujours le talent de faire de ses chansons un petit drame naïf, qui s'ouvre par une gracieuse peinture. Il nous montre une noble damoiselle, assise

1. Un excellent choix des meilleures romances de la langue d'oïl a été publié par M. Paulin Paris, sous le titre de Romancero français, 1 vol. grand in-12, 1833. 2 Né à Arras vers la fin du douzième siècle.

dessous la verte olive ou à demi couchée sur l'herbe qui verdoie, ou bien encore

En un vergier, près d'une fontanelle

Dont claire est l'onde et blanche la gravelle,

Sied fille à roi, sa main à sa maixelle (joue, maxilla) :
En sospirant, son doux ami rappelle.

Une autre fois,

Belle Doette, aux fenêtres séant,

Lit en un livre; mais au cœur né l'entend;
De son ami Doon lui ressouviant.

La mise en scène de ces petits romans est peu variée, mais presque toujours agréable à l'aurore des littératures la diversité n'est pas encore un besoin. L'intrigue est simple et attachante. Tantôt c'est une jeune fille qu'on veut contraindre à renoncer à son amour, et qui triomphe de la sévérité de son père à force de constance; tantôt c'est un chevalier qui obtient sa bien-aimée comme prix d'un tournoi; ailleurs c'est une amante délaissée qui par ses larmes ramène le chevalier infidèle; ou c'est une mère qui, touchée des pleurs de sa fille, lui donne à époux celui qu'elle aime. Tout cela est mené sans beaucoup d'art ni de vraisemblance, mais avec un charme inexprimable de naïveté et de passion. Comme dans toutes les poésies naissantes, le récit est abandonné aux hasards de l'inspiration. Point de combinaisons habiles, point de proportion, point de perspective. Il arrive souvent que les accessoires sont développés avec complaisance et l'objet principal effleuré rapidement. On sent avec bonheur dans ces poëmes le premier essai d'une imagination inexpérimentée, le ravissement naïf d'une jeune poésie qui s'intéresse à tout ce qu'elle découvre.

Le comte Quesne de Béthune a dans ses chansons un mérite d'un autre genre. La naïveté est remplacée, ou du moins relevée chez lui par l'esprit, la finesse et quelquefois la verve poétique. Quesnes, l'un des ancêtres de Sully, était un noble et courageux baron. Il planta le premier l'étendard des croi

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