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toujours exclue. Au onzième siècle un concile, assemblé à Rome sous le pontificat d'Eugène II, prescrivit aux prêtres d'avertir les hommes et les femmes qui se réunissent à l'église les jours de fête, de ne point former de danse en sautant et en chantant des paroles obscènes à l'imitation des païens. Cette défense fut impuissante. Nous trouvons, entre autres documents curieux, dans les statuts du diocèse de Besançon, le règlement qui autorise à Pâques une danse sacerdotale « exécutée dans le préau ou même dans la nef de l'église, si le temps est pluvieux. » Cet exercice était accompagné de chants ecclésiastiques sur la résurrection du Seigneur1. A Limoges, le jour de la Saint-Martial, le peuple dansait aux cantiques dans l'église et répétait à la fin de chaque chant, par forme de doxologie :

Saint Martial, priez pour nous,

Et nous, nous danserons pour vous'

Dans la langue du moyen âge le même mot (carrol) signifiait danse joyeuse et chant de Noël ; les Anglais l'ont conservé dans ce dernier sens. Les danses les plus vives, sortes de sarabandes et de galops, commencées dans le chœur, continuées dans la nef, se terminaient dans les parvis ou les cimetières. Ces danses bizarres des vivants sur les tombes donnèrent sans doute naissance d'abord au spectacle et ensuite à la peinture de la fameuse Danse macabre, où la mort prenait, de

la messe de minuit, lorsqu'il vit tout à coup scintiller au-dessus de sa tête une étoile artificielle. A ce signal, les portes de l'église s'ouvrirent et donnėrent passage aux bergers, anx bergères, sautant, dansant de joie, et conduisant même quelques-unes de leurs bêtes. Le curé, stupéfait, voulut interposer son autorité; il ne fut pas plus compris de ses ouailles que de leurs brebis, qui continuèrent tous ensemble leur bizarre cérémonie, et vinrent déposer aux pieds de la crèche leurs offrandes d'œufs et de fromages.

- Post

4. « Fiunt choreæ in claustro, vel in medio navis ecclesiæ, si tempus fuerit pluviosum, cantando aliqua carmina..., finita chorea, fit collatio in capitulo cum vino rubro et claro, et pomis vulgo nominatis des Carpendus. nonam vadit chorus in prato claustri et ibi cantantur cantilenæ de resurrectione Domini. >> Lettre écrite de Besançon et insérée au Mercure de France, septembre 1742.

2. Bonnet Histoire de la danse,

«San Marceou, pregas per nous,
E nous epingarem per vous.

sa main de squelette, et faisait danser au son de sa rote les personnages de tous les états, depuis les reines et les archevêques jusqu'aux courtisans et aux mendiants1.

Le drame sacerdotal, chargé de tous ces accessoires plus ou moins profanes, tendait à se séparer du culte qui l'avait produit. Il se détacha d'abord de l'office divin, sans sortir encore de l'Église. Ce fut ordinairemant après le sermon que le clergé, avec le concours de quelques laïques, représenta aux yeux du peuple les mystères qu'il était chargé de lui enseigner. « La Bibliothèque nationale possède un précieux manuscrit des premières années du quinzième siècle, qui ne contient pas moins de quarante drames ou miracles, tous en l'honneur de la Vierge, la plupart précédés ou suivis du sermon en prose qui leur servait de prologue ou d'épilogue. Déjà dans ce recueil, dont la composition remonte au quatorzième siècle, plusieurs légendes laïques ou chevaleresques, telles que celles de Robert le Diable, dénotent l'affaiblissement graduel et la prochaine décadence du drame hiératique 2.

Analyse des vierges folles.

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Parmi tous les mystères qui nous ont été conservés, le plus ancien où l'idiome vulgaire apparaisse, mêlé encore toutefois avec la langue latine, à la manière des épitres farcies dont nous avons parlé, a pour objet la parabole évangélique des vierges sages et des vierges folles. L'auteur a su mettre quelque intérêt dramatique dans l'anxiété qu'excite l'embarras

1. La danse macabre tire sans doute son nom de saint Macaire, l'un des premiers solitaires de l'Égypte chrétienne, qui figurait comme principal acteur dans une légende populaire qu'Orcagna a reproduite, vers le milieu du quatorzième siècle, sur les murailles du Campo Santo de Pise. On y voit la mort vêtue de noir, armée de sa faux, planant sur un amas de victimes, parmi lesquelles l'artiste a placé des papes, des empereurs, des évêques, des abbés. Près de là, saint Macaire arrête trois rois qui vont à la chasse avec leurs maîtresses. Il leur montre, dans trois sépulcres, contre lesquels leurs chevaux viennent se heurter, trois cadavres de rois putréfiés et rongés des vers. Recherches historiques et littéraires sur la danse des morts, par M. Peignot, The Dance of Death, by Francis Douce, 1833.- Essai sur les poëmes et sur les images de la danse des morts, par H. Fortoul.

1826.

2. Magnin, Origine du theâtre moderne, avertissement, p. xx.

des vierges folles. On attend avec inquiétude si leurs supplications seront efficaces d'abord auprès de leurs sœurs, puis auprès des marchands. L'intérêt des Suppliantes d'Eschyle, quoique plus habilement prolongé, ne repose pas sur une autre base. L'intrigue du mystère est tranchée par un dénoûment terrible, indiqué seulement par la rubrique, et pour lequel le poëte a laissé à la mise en scène toute la responsabilité de l'exécution. Modo accipiant eas dæmones et præcipitentur in infernum. Quelle impression un pareil spectacle ne devait-il pas produire dans un siècle de foi! Les Euménides d'Eschyle n'étaient sans doute pas plus terribles. Le sentiment de la pitié se mèle à celui de l'effroi. Onze fois revient dans la bouche des malheureuses ce triste refrain qui n'est qu'un cri de douleur et de remords:

Dolentas! chaitivas! trop y avem dormit!

et à la douzième fois, quand l'enfer s'ouvre pour les engloutir, c'est le Christ qui s'écrie :

Alet, chaitivas! alet, malauréas!

A tot jors mais vos so penas livreas
En efern ora seret meneis 1.

Le mystère ne se termine pas par ces émotions lugubres. La destinée des pécheurs n'est pas plus un dénoûment pour le théâtre catholique que pour l'Église. Une sénérité formidable succède à cette scène d'épouvante. On croit voir l'Océan qui se referme calme et impassible sur le navire englouti. Le poëte amène devant nous tous les prophètes de l'ancienne loi, qui viennent rendre témoignage à la nouvelle. Idée pleine de grandeur qui semble réunir toutes les voix de l'ancien monde en un concert sublime à la gloire du christianisme. C'est ainsi, quoique avec moins de noblesse, que, dans la tragédie

4.

Malheureuses, chétives, nous avons trop dormi!
Allez, misérables! allez, maudites!

A toujours désormais vous sont peines livrées,
En enfer maintenant vous serez menées.

de Prométhée, tous les dieux, toutes les forces de la nature, viennent visiter le captif du Caucase et recueillir de sa bouche les oracles de l'avenir.

Ce mystère fut probablement écrit au onzième siècle. L'idiome vulgaire qui s'y mêle est celui du midi de la France. Les autres drames religieux dont nous allons parler sont tout entiers en langue vulgaire et dans le dialecte du nord.

Du jeu de saint Nicolas.

Un des plus anciens est le Jeu de saint Nicolas, par Jean Bodel d'Arras pauvre poëte rejeté de la société des hommes par une maladie affreuse, la lèpre, il descendit tout vivant au tombeau, et laissa en partant, à sa ville natale, outre de touchants adieux en vers, le miracle dont nous allons parler; c'est son principal ouvrage.

Le Jeu de saint Nicolas, est en quelque sorte la dernière transformation dramatique d'une légende du moyen âge dont saint Nicolas était l'objet : c'est le premier pas vers la sécularisation du théâtre. Les rituels du onzième siècle contenaient une prose où étaient célébrées les merveilles qu'on se plaisait à attribuer à ce saint évêque. Au douzième siècle Hilaire, disciple d'Abélard, y substitua un dialogue en vers latins rimés, avec des refrains en langue d'oïl : il l'intitula Ludus super Iconia sancti Nicolaï. Un moine de Saint-Benoît-sur-Loire traita après lui le même sujet, également en latin. Ces pièces étaient représentées dans les églises depuis près d'un siècle, lorsque Bodel en fit un drame en français qu'on joua probablement soit dans la place publique d'Arras, soit dans la grand'salle de quelque manoir. C'était la veille de la fête du saint; une foule nombreuse s'était réunie, et le prêcheur, espèce de prologus, chargé d'exposer au public le sujet de la pièce, ouvrait ainsi la représentation :

Oyez, oyez, seigneurs et dames,

(Que Dieu soit gardien de vos âmes!...)
Pour édifier ce manoir,

Nous voulons vous parler ce soir

De saint Nicolas le confès,
Qui tant beaux miracles a faits.

Puis, pour épargner au public peu expert le travail de démêler lentement une pénible intrigue, le prêcheur racontait, à la manière des prologues de Plaute, tout ce qui allait se passer sur la scène. Un trésor confié à la garde de saint Nicolas a été volé le prince infidèle à qui il appartient menace un chrétien de la mort si le trésor ne se retrouve. Le chrétien se met en prières le saint apparaît la nuit aux voleurs et les contraint à la restitution. Tel est le fond commun aux trois miracles, soit latins soit français. Mais Bodel ne se borne pas à traduire ses prédécesseurs : il ajoute (et c'est le principal mérite de sa pièce) un intérêt contemporain, par le cadre où il place la vieille légende : c'est au milieu d'une croisade, où les chrétiens sont vaincus par les infidèles et périssent glorieux martyrs. L'enthousiasme de ces expéditions lointaines respire dans plusieurs endroits du miracle; des allusions transparentes nous reportent à la première croisade de saint Louis, au désastre récent de Mansoura, peut-être même à la mort du jeune et intrépide comte d'Artois, frère du roi de France. Le poëte semble pressentir quelques-unes des inspirations sublimes de Polyeucte. Rien de plus noble que l'exhortation mutuelle des chrétiens au moment d'engager le combat contre les infidèles.

LES CHRÉTIENS PARLENT.

Saint sépulcre, aidez-nous! Allons, amis, courage!
Sarrasins et païens accourent pleins de rage:

Voyez leur fer briller mon cœur bondit de joie.
Qu'aujourd'hui la prouesse au grand jour se déploie :
Contre chacun de nous est une armée entière.

UN CHRÉTIEN.

Seigneurs, n'en doutez point, c'est notre heure dernière.
Je sais qu'en combattant pour Dieu nous y mourrons.
Je vendrai bien mon sang, si ce fer ne se rompt.

Rien ne résistera, ni casques, ni hauberts.
Au service de Dieu nous tomberons offerts;
Paradis sera nôtre, à eux seront enfers :

Ils s'élancent sur nous, qu'ils rencontrent nos fers.

Qu'on se figure, comme accompagnement de ces beaux

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