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comme elles peuvent dans sa conscience. Tout cela forme une petite dévote qui ne vaut guère1, mais qui n'en est que plus charmante. Les sentiments deviennent plus profonds dans cette âme incessamment remuée par les graves pensées du christianisme et par la parole apostolique de Bossuet et de Bourdaloue. Et c'est là encore un des traits les plus frappants de la societé de cette époque.

Ne séparons pas de Mme de Sévigné sa charmante amie Mme de La Fayette, l'auteur de Zaïde et de la Princesse de Clèves. Ces romans, comme l'a très-bien dit notre ami Geruzez, étaient plus qu'une nouveauté, c'était presque une révolution2; » mais c'était la révolution du bon sens, du bon goût et de la simplicité qui venaient remplacer la bizarrerie, l'enflure et les inventions impossibles de l'ancien roman. Dans la Princesse de Clèves, l'auteur raconte son cœur sinon sa vie; et la vérité des sentiments donne un charme puissant à toutes ses peintures. Comme les lettres de son amie, cette histoire est encore une image de la cour de Louis XIV. La duchesse de Valentinois est Mme de Montespan; Marie Stuart cache la duchesse d'Orléans; le prince de Clèves n'est autre que M. de La Fayette; La Rochefoucauld s'y montre sous le duc de Nemours. Nous ne reprocherons pas à l'aimable auteur les anachronismes de couleur qui transportent à la cour de Henri II les habitudes et le langage des courtisans de Versailles : Mme de La Fayette a conservé fidèlement une vérité plus précieuse que celle du costume, l'éternelle vérité du sentiment et de la passion.

4. C'est ainsi que l'appelait sa fille, Mme de Grignan.

2. Histoire de la littérature française, t. II, p. 197, 2e édition.

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CHAPITRE XXXIII.

LE THÉATRE SOUS LOUIS XIV.

Racine. Molière.

Racine.

Si les correspondances épistolaires du règne de Louis XIV en reproduisent mieux qu'aucun autre monument la physionomie réelle, la poésie dut en exprimer l'image idéale. Par un rare bonheur, quatre génies supérieurs, chacun dans son genre, s'élevèrent à la fois vers le sommet sacré où planait solitairement l'aigle vieilli de Corneille. Molière, Racine, Boileau et La Fontaine, ces noms qui suffiraient à la gloire d'une littérature, sont groupés par une prodigalité de la Providence dans l'espace de peu d'années. Trois d'entre eux brillent à la cour de Louis, qui donne ainsi aux lettres leurs titres de noblesse. Mais un lien plus étroit encore les unit tous ensemble. On a conservé le souvenir de ces cordiales réunions de la rue du Vieux-Colombier, où les quatre amis dont la connaissance avait commencé par le Parnasse, formèrent ce qu'on pourrait appeler une Académie, si leur nombre eût été plus grand et qu'ils eussent autant regardé les muses que le plaisir. La première chose qu'ils firent, ce fut de bannir d'entre eux les conversations réglées et tout ce qui sent la conférence académique. Quand ils se trouvaient réunis et qu'ils avaient bien parlé de leurs divertissements, si le hasard les faisait tomber sur quelque point de sciences ou de belles-lettres, ils profitaient de l'occasion. C'était toutefois sans s'arrêter trop longtemps à une même matière, voltigeant de propos en autre, comme des abeilles qui rencontrent en leur chemin diverses sortes de fleurs. » Souvent, dans les beaux jours, « Acante (Racine) proposait une promenade en quelque lieu hors de la

ville, qui fût éloigné et où peu de gens entrassent.... Il aimait extrêmement les jardins, les fleurs, les ombrages. Polyphile (La Fontaine) lui ressemblait en cela; mais on peut dire que celui-ci aimait toutes choses. Ces passions qui leur remplissaient le cœur d'une certaine tendresse, se répandaient jusque dans leurs écrits et en formaient le principal caractère 1. » C'est au milieu de ces causeries aimables que nos quatre amis se communiquaient leurs projets, se lisaient leurs ouvrages. C'est à cette liaison que nous devons, non les grandes qualités de chacun d'eux, mais l'unité de direction et d'objet qui donne à leurs écrits un certain air de famille, et qui rend plus sensible chez eux l'esprit général de leur siècle. Examinons maintenant les formes particulières que revêtit leur poésie.

On n'attend d'une pareille époque ni la naïve narration de l'épopée, ni les élans enthousiastes de l'ode. S'il est un genre de poésie qui exige, pour produire son effet, une nombreuse et brillante réunion; qui, dans une salle habilement construite, dispose les auditeurs de telle sorte qu'ils y viennent se faire voir aussi bien qu'écouter; qui, dans son œuvre, expose avec un art séduisant toutes les faiblesses du cœur et sache les excuser, les ennoblir, en les couvrant de noms héroïques; en un mot, qui présente un miroir adulateur à cette société idolâtre d'elle-même, nul doute que ce genre de poésie ne soit cultivé avec succès, accueilli avec transport.

Ce genre fut créé par Racine2. Voici une tragédie toute nouvelle, qui n'a pu naître et fleurir à aucune autre époque : voici la jalousie, l'ambition, l'amour surtout avec toutes ses nuances, depuis le sentiment le plus tendre jusqu'aux transports les plus ardents, qui s'environnent d'une poétique auréole. J'entends les noms glorieux d'Ilion, d'Athènes, de Rome, je vois passer sous mes yeux Hermione, Agamemnon, et Titus et Thésée; je n'en reconnais pas moins les tendres faiblesses de la cour de France; je songe à Mancini, à Henriette, à La Vallière; je retrouve partout Louis le Grand, non que le poëte ait cherché de froides allusions: il a vécu ot

1. La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon, liv. I.
2. Jean Racine naquit à la Ferté-Milon en 4639; il mourut en 1699.

pensé avec son siècle, il s'est inspiré de ce qu'il a senti luimême et vu autour de lui, il a rendu à la société, sous une forme brillante, ce qu'elle lui a prêté d'inspirations. La tragédie n'est plus, comme chez Corneille, l'héroïsme devenu entraînant; c'est la passion devenue héroïque. Le ressort dramatique n'est plus l'admiration, mais l'attendrissement. Le poëte nous élève moins; il nous replie sur nous-même. L'art gagne en vérité ce qu'il perd en hauteur. N'attendez même pas les commotions violentes du pathétique. Les artistes anciens les dédaignaient dans l'intérêt de la beauté1: Racine les évitera au nom des convenances. Ses effets seront mesurés à la délicatesse d'une cour sensible aux nuances les plus légères. Malgré les différences qui le distinguent de son prédécesseur, il y a entre eux une ressemblance que leur imposait leur époque. Tous deux sont spiritualistes au plus haut degré; tous deux cherchent exclusivement dans la nature morale la source de leur puissance. Ils dédaignent ou ignorent le spectacle extérieur, le mouvement matériel de la scène, les couleurs toutes faites de l'histoire. Leurs tableaux ne sont pas des portraits, mais des types; ce sont des idées qui ont pris sous leurs mains un corps et un visage. Ces poëtes n'embrassent point, comme Shakspeare, la réalité grossière pour l'élever à l'idéal; ils saisissent la pensée dans son germe et l'échauffent sous leurs ailes jusqu'à ce qu'elle ait reçu la vie.

De là cette unité sévère, que subit Corneille et dont Racine porte le joug si légèrement. De là ce petit nombre de personnages, toujours restreint aux indispensables besoins de l'intrigue; de là cette marche rapide et non interrompue d'un seul et unique fait; de là enfin ces grands portiques déserts où se rencontrent les interlocuteurs, endroits vagues, sans caractère et sans nom, où s'agite une action idéale dépouillée avec soin de tout épisode vulgaire; en sorte qu'on peut dire qu'il y a moins unité de temps et de lieu, que nullité de temps et de lieu. L'action morale, spirituelle, semble vivre en ellemême, comme la pensée, et n'occuper ni durée, ni espace.

1. Voyez le Laocoon de Lessing et l'Histoire de l'art chez les anciens de Winckelmann.

Quoique Racine dans ses conceptions soit moins sublime que Corneille, quoiqu'il réduise ses personnages à des proportions plus humaines et plus naturelles, il faut bien se garder de croire qu'il n'ait pas aussi son idéal. Ses caractères sont ennoblis, non par leur perfection morale, mais par le libre développement de leur nature: ils atteignent par là un plus haut degré d'être, c'est-à-dire de beauté. Dans cette sphère merveilleuse, peuplée de rois et de héros, l'air est moins lourd sur ces nobles fronts; les nécessités vulgaires de la vie n'oppressent plus les poitrines; les cœurs se dilatent sans autre obstacle que le choc des passions rivales, ou les limites infranchissables de la condition humaine. Les passions de la cour deviennent les passions de l'humanité, et l'œuvre de Racine restera impérissable comme elles.

L'action n'est pas moins poétiquement transfigurée. Quelle habile gradation d'intérêt! quelle heureuse combinaison de péripéties! comme tout est savamment préparé, motivé, justifié! Pas une lacune dans le tissu des incidents, pas une invraisemblance. Le spectateur est entraîné sans repos, sans relâche, depuis l'exposition jusqu'au dénoûment. Le poëte est comme la providence de ce petit monde dramatique: il a prévu et arrêté les événements, et n'en laisse pas moins aux personnages qu'il a créés toute leur liberté morale.

Mais c'est surtout par le style que Racine enveloppe ses héros d'une magnificence idéale. Ici, nous serions bien tenté de nous en tenir à l'opinion de Voltaire, qui voulait que pour toute critique on écrivit au bas de chaque page: « Beau! sublime! harmonieux! Nous préférons pourtant ajouter quelques lignes remarquables du disciple d'un grand maître, devenu lui-même un maître distingué1: elles nous indiqueront par quels procédés l'écrivain a pu atteindre à cette perfection qui charme et désespère.

« Avant tout, Racine est de l'école d'Horace; il a pris pour règle ce précepte qu'on peut enfreindre et qu'on n'abroge pas: Et quæ

Desperat tractata nitescere posse, relinquit,

1. M. Geruzez, Théâtre choisi de Racine. Paris, 1847. Préface, p. xxv.

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