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bien du prochain (1). » Il veut que, jusque dans sa défense, la vertu attaquée reste douce; il fait exprimer ce précepte par Elmire, insultée par la lubrique déclaration de Tartuffe :

J'aime qu'avec douceur nous nous montrions sages,

Et ne suis pas du tout de ces prudes sauvages,
Dont l'honneur est armé de griffes et de dents,

Et veut au moindre mot dévisager les gens (2).

Il semble que, sans douceur, la vertu ne soit plus vertu à ses yeux, et que, dans l'idée sereine qu'il se fait de la femme, il ait toujours devant l'esprit le mot divin « Major charitas (3). ›

Surtout, qu'elle soit franche. Qu'elle imite Eliante, sœur idéale d'Henriette, et qu'elle sache, comme elles deux, allier toute la sincérité avec toute la grâce et toute la politesse (4).

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L'homme n'a guère qu'une manière d'être hypocrite la femme en a deux, la pruderie et la coquetterie. En mettant aux prises Célimène et Arsinoé (5) Molière a montré qu'il détestait également ces deux vices, et qu'il avait autant de mépris pour celles qui feignent la vertu que pour celles qui feignent l'amour.

Avec le pédantisme, la coquetterie est, chez la

(1) L'Impromptu de Versailles, sc. 1, la Peste doucereuse.

(2) Le Tartuffe, act. IV, sc. ш.

(3) Paul., I Cor., v. 13.

(4) Voir plus loin, chap. VII.

(5) Le Misanthrope, act. III, sc. v.

:

femme, ce qui répugne le plus à Molière. Il trouve indignes toutes ces manoeuvres de la vanité, tous ces mensonges des yeux et des lèvres, tout ce travail perfide pour conquérir des amants qu'on n'aime pas, et pour tromper quelquefois un honnête homme qu'on désespère. Ici Molière est plus sévère que le monde est-ce pour avoir été trompé lui-même, et par une amertume personnelle, qu'il a mis Célimène sur la scène (1)? Quoique cette présomption soit séduisante, j'aimerais mieux voir ici une idée plus haute. Si l'homme est grand par l'esprit, la femme est éminente par le cœur. Or, la coquette n'a pas de cœur c'est pour cela que Molière abhorrait la coquetterie chez la femme, comme la sottise ou l'imposture chez l'homme. Que le monde pardonne ce terme énergique, mais une femme sans cœur était à ses yeux un monstre, comme un homme sans honneur. Il a beau dissimuler sous le badinage comique l'émotion répulsive que lui cause une coquette, on sent percer son mépris, son indignation contre celles qui passent leur vie à inspirer de l'amour sans avoir rien que de la vanité. Il semble que ces deux vers d'un poëte moderne aient été inspirés par le dernier acte du Misanthrope:

:

... Oh! la triste chose et l'étrange malheur,

Lorsque dans leurs filets tombe un homme de cœur (2) !

(1) Voir les diverses vies de Molière, et particulièrement J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. II; A. Bazin, Notes historiques sur la vie de Molière, part. II. Voir aussi plus loin, chap. VII., p. 122. (2) A. de Musset, Don Paez, I.

Là encore est la morale du Misanthrope, aussi forte et aussi délicate que celle qui ressort du caractère d'Alceste. On trouve tout simple qu'une jeune et jolie femme tienne un salon ouvert où se groupe une cour d'adorateurs à la mode. Au milieu de l'encens dont l'enivrent ses sujets, la reine du salon prend l'habitude des médisances spirituelles et des épigrammes charitables; elle s'applaudit du facile succès que sa beauté fait accorder à ses malices, et se fait avantage auprès de chacun du mal qu'elle dit des autres (1). Peu à peu, les petites intrigues se nouent (2); le temps et le cœur s'usent à ménager les prétendants, et à tenir la balance égale entre tant de gens qui s'enhardissent pour la faire pencher de leur côté (3); la vanité, l'audace grandit à mesure que le cœur s'amoindrit; les vrais amis s'éloignent discrètement pour faire place aux faux amants; on finit par se perdre soi-même au milieu de ses propres ruses, et par être impitoyablement humiliée par ceux-là dont on croyait s'être fait des esclaves en se compromettant (4); et quand il n'en reste plus qu'un seul, celui qu'on a tourmenté sans pitié par tous les raffinements de la coquetterie, et qui pourrait seul rendre le bonheur avec l'honneur celui-là, on n'est plus capable de l'aimer; on le

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réduit au désespoir par une exigence indigne (1); et l'on demeure perdue à l'amour qu'on n'a point connu, au monde qui met autant de froideur dans ses dédains qu'il apportait d'ardeur dans ses flatteries heureuse encore si l'on n'est pas perdue au repentir, et si, dans l'âme desséchée, il reste encore de quoi aimer la vertu autrement que par nécessité après cette jeunesse de Célimène, la triste chose de finir en Arsinoé! Ce rôle sans paix ni trêve de honteux mensonge et de basse jalousie, si cruellement dépeint par l'imprudente et jeune coquette, sera un jour, hélas ! sa dernière ressource (2)! Après l'irréparable ruine des charmes du corps, que reste-t-il des grâces du cœur, quand enfin on est réduite à entrer dans la confrérie de celles « qui pensent être les plus vertueuses personnes du monde pourvu qu'elles sauvent les apparences; qui croient que le péché n'est que dans le scandale (3), »

Et couvrent de Dieu même, empreint sur leur visage,

De leurs honteux plaisirs l'affreux libertinage (4)?

Après tant de vérité, tant de principes excellents,

tant de grâce et de bon sens apporté dans la pein

(1) Le Misanthrope, act. V, sc. vII.

(2) Id., act. III, sc. v.

(3) L'Impromptu de Versailles, sc. I.

Comparez le Tartuffe, act. IV, sc. v :

Le scandale du monde est ce qui fait l'offense,

Et ce n'est pas pécher que pécher en silence.

(4) Boileau, Satire X, v. 525. — Voir encore, sur Célimène et Arsinoé, D. Nisard, Histoire de la Littérature française, liv. III, chap. Ix, 8 4, le Misanthrope; et sur la coquetterie, plus loin, chap. VII, p. 134.

ture de la femme, il serait trop rigoureux de reprocher à Molière d'avoir introduit sur la scène quelques femmes d'intrigue, comme Nérine ou Frosine (1); sans doute, le moraliste doit être aussi sévère pour elles que pour les Mascarilles et les Scapins (2): mais elles sont plus que compensées par ces bonnes et fidèles servantes comme Nicole, Martine, Toinette, qui ne connaissent de famille ni d'affection que leurs maîtres, et qui sont, avec toute leur rusticité, des modèles de bon sens et de dévouement (3).

Il n'y a pas lieu non plus d'être sévère pour les personnages chimériques et irréalisables comme les esclaves de l'Etourdi et de l'Amour peintre (4), ou l'étrange garçon du Dépit amoureux (5). Ces gracieuses conceptions, purement artistiques, sont trop loin de la réalité pour avoir une influence sur les mœurs réelles elles ne vivent que dans le domaine de l'imagination, comme les gentilles princesses de la Princesse d'Elide (6) et des Amants magnifiques (7), les bergères de Mélicerte (8), les fées et les nymphes de l'Ile enchantée (9), ou les déesses qui entourent

(1) Le Dépit amoureux, Frosine; l'Ecole des Femmes, act. II, sc. vi, la Vieille; l'Avare, act. II, sc. v, vi; act. III, sc. vIII-X; act. IV, sc. 1, Frosine; M. de Pourceaugnac, act. I, sc. III, IV, Nérine.

(2) Voir plus haut, chap. IV, p. 69.

(3) Voir plus haut, p. 110.

(4) Célie et Hippolyte; Isidore et Zaïde.

(5) Ascagne-Dorothée, act. V, sc. IX.

(6) Aglanthe, Cynthie, Philis.

(7) Aristione, Eriphile, Cléonice.

(8) Mélicerte, Daphné, Eroxène, Corinne. (9) Alcine, Célie, Dircé.

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