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pour Platon, si l'on n'y admet quelque chose de divin (1). On est saisi d'étonnement en face du génie de Molière, quand on voit que cet acteur de farces a su représenter l'amour aussi bien que les plus grands tragiques, avec une élévation et une vérité émouvante, sans le chercher pourtant dans ses excès presque surhumains, plus propres à inspirer les artistes. Il semble que ce ne soit plus le domaine de la comédie; mais le domaine de Molière est partout.

On a dit avec raison que l'amour ne peut guère être exprimé que par ceux qui l'ont éprouvé. Si Racine apprit à déclamer à la Champmeslé, elle lui apprit sans doute à faire parler Bérénice, et c'est l'année qui suivit un mariage plein d'amour, que Corneille peignit l'amour conjugal de Pauline. Molière aima sa femme d'une passion dévouée, délicate et jalouse, que ne put éteindre ni l'indifférence ni l'infidélité. Et le peu, que nous savons de l'histoire de son cœur permet de supposer qu'il trouva plus d'une fois dans des émotions personnelles quelques-unes de ses meilleures inspirations (2).

(1) Phèdre.

(2) Voir, sur le mariage de Molière, J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. II et passim. Il paraît constant que Molière a mis le portrait de sa femme dans le Bourgeois gentilhomme, act. III, sc. Ix: «< Elle a les yeux petits, mais elle les a pleins de feu, les plus brillants, les plus perçants du monde, les plus touchants qu'on puisse voir. Elle a la bouche grande, mais on y voit des grâces qu'on ne voit point aux autres bouches; et cette bouche, en la voyant, inspire des désirs, est la plus amoureuse, la plus attrayante du monde. Sa taille n'est pas grande, mais elle est aisée et bien prise. Elle affecte une nonchalance dans son parler et dans ses actions. Mais elle a grâce à tout cela; et ses

Mais ce n'est ni pour une maîtresse ni pour une femme que Corneille, Racine, Molière, furent ce qu'ils furent. Les événements de leur vie privée n'ont été réellement que des occasions d'être émus, qu'ils auraient toujours trouvées en vivant. La triste erreur des littérateurs bohêmes, et quelques-uns ont eu assez de talent et de douleurs pour mériter cette mention, consiste à s'imaginer qu'ils deviendront de grands hommes parce qu'ils imitent les écarts de mœurs de quelques grands hommes. C'est parce que Molière est Molière, non parce qu'il aima Armande Béjart, qu'il est un peintre sublime de l'amour. Ce qui le lui fit connaître et peindre ainsi, c'est son universel génie, à qui rien d'humain n'était étranger; et ce qui donne à ses peintures d'amour un caractère moral, c'est son bon sens, qui resta toujours debout malgré les assauts de la passion.

manières sont engageantes, ont je ne sais quel charme à s'insinuer dans les cœurs. Pour de l'esprit, elle en a, du plus fin, du plus délicat. Sa conversation est charmante. Elle est sérieuse : mais voulez-vous de ces enjouements épanouis, de ces joies toujours ouvertes? et voyez-vous rien de plus impertinent que ces femmes qui rient à tout propos? Elle est capricieuse; mais tout sied bien aux belles; on souffre tout des belles. » On peut reconnaître Molière dans Ariste de l'Ecole des Maris. Dans le Misanthrope, les grandes scènes des actes III et V peuvent contenir quelque chose de personnel à Molière, qui faisait Alceste, tandis que sa femme, qu'il ne voyait plus qu'au théâtre, jouait Célimène. Voir D. Nisard, Histoire de la Littérature française, liv. III, chap. IX, 85, Des sources de Molière. Mais c'est erreur que d'attacher trop d'importance à ces considérations, car la fameuse scène de jalousie du Misanthrope (act. II, sc. III), avait été écrite et jouée, presque identique, dans le Prince Jaloux (act. II, sc. v et suiv.), en 1661, un an avant le mariage de Molière. Il y a là le travail d'un artiste qui se reprend, se corrige et se perfectionne, bien plus que l'explosion d'un cœur qui se met lui-même en jeu.

Ce bon sens lui apprit à voir l'amour en philosophe, comme une des facultés naturelles de l'homme, bonne quand il ne la laisse pas parler plus haut que la raison, belle jusqu'au sublime dans les âmes qui, par nature et par volonté, sont belles et élevées. C'est une œuvre essentiellement morale, de montrer que la passion qui tient le plus de place dans le monde, et dont les excès sont le plus funestes, est pleine de joie et de dignité, quand l'homme sait se garder assez pour n'y céder que dans le temps et les circonstances qui peuvent la rendre utile, noble, et faire d'elle le soutien et le charme de la vie. Qui n'aura plaisir à rechercher, dans tant de figures charmantes, le type de l'amour tel que l'entendait Molière ?

Et donc, l'amour est d'abord un mouvement naturel; mais, par le mot de nature, gardons-nous de comprendre les excitations instinctives du corps ou de l'imagination, faites pour être dominées et non obéies il veut dire ici cette nature humaine en laquelle Cicéron a justement affirmé qu'il faut chercher la source de la conduite et du devoir, parce que c'est une nature essentiellement raisonnable (1).

Oui, l'imprescriptible raison règne dans l'amour vrai, en fait la grandeur, la bonté, la durée, l'énergie. L'amour vrai ne naît point au hasard, par une

(1) Cicéron, De Officiis, lib. 1, cap. IV: « Eademque natura vi rationis, etc. »> - Voir toutefois, sur cette nature de Cicéron, notre thèse latine: Unde hauriantur et quomodo sanciantur M. T. Ciceronis Officia.

séduction des sens, par une fascination des yeux, ni même par un agrément de l'esprit: tous ces charmes ne produisent que des caprices passagers, d'autant plus vite éteints qu'ils sont nés plus soudainement (1), comme les belles passions de don Juan (2) ou les vieux désirs d'Harpagon (3). Il naît d'une conformité des âmes, qui sentent, par un penchant dominateur, qu'elles sont faites de manière à être heureuses ensemble: une vue intérieure fait découvrir à chacune d'elles que l'autre possède les qualités nécessaires pour le bonheur commun; et un irrésistible attrait les pousse à se chercher et à s'unir pour la vie.

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Cet attrait, ce n'est point la grâce du corps qui l'excite la beauté n'est capable de produire l'amour que parce qu'elle est l'interprète de l'âme qui la vivifie. Souvent, ce n'est qu'après des recherches lentes et des erreurs cruelles, qu'une personne en découvre enfin une autre qui puisse l'aimer et qu'elle puisse aimer (4). Si quelquefois des circonstances

(1) La Bruyère dit que « l'amour qui naît subitement est le plus long à guérir » (Les Caractères, Du Cœur); mais je crois qu'il dépeint plutôt les accidents que l'essence même de l'amour.

(2) Le Festin de Pierre, act. I, sc. II; act. II, sc. 11, v; act. IV, sc. IX, x. (3) L'Avare, act. II, sc. vi; act. III, sc. IX-XII.

(4)

Ah! qu'il est bien peu vrai que ce qu'on doit aimer
Aussitôt qu'on le voit prend droit de nous charmer,
Et qu'un premier coup d'œil allume en nous les flammes
Où le ciel en naissant a destiné nos âmes!

La Princesse d'Elide, act. I, sc. I.

Clitandre a commencé par offrir ses vœux

à Armande avant de trouver son Henriette (les Femmes savantes, act. I, sc. II). Alceste s'use à vouloir aimer Célimène (le Misanthrope, act. I, sc. 1; act. IV, sc. III), etc.

romanesques concourent à cette rencontre, elles sont l'occasion, non la cause de l'amour. Les hasards qui semblent le faire naître dans plus d'une pièce de Molière n'ont guère plus d'importance que les dénoûments qui le couronnent ce sont des nécessités de la comédie, qui ne peut commencer ni finir sans prétexte. Ce n'est pas en somme pour avoir été sauvée des eaux par lui qu'Elise aime Valère (1); l'ardente passion qui fait tout braver à Octave n'a pas été causée par les cheveux épars et la simple futaine de Zerbinette (2). Mais, en de telles aventures, les âmes se montrent; le bon naturel de l'esclave égyptienne paraît dans son affection pour sa vieille nourrice; la noblesse de Cléante éclate dans son ardeur à embrasser la défense d'une femme inconnue (3). Ces ressorts aident le poëte à hâter sans invraisemblance la liaison des cœurs qu'il est obligé d'unir en quelques scènes; et pourtant, ce court espace lui suffit aussi pour montrer que l'amour vrai est l'amour des âmes, faites par Dieu avec le tendre et noble penchant de se donner tout entières à des âmes dignes d'elles. Les belles âmes sont ainsi faites par nature; et la nature qui les pousse à aimer est aussi irrésistible que la nature qui leur fait connaître le vrai et pratiquer le bien. Sans doute tous les instincts de notre âme, qui sont les invariables points de départ de la morale, peuvent être égarés de leur voie et détournés

(1) L'Avare, act. I, sc. 1.

(2) Les Fourberies de Scapin, act. I, sc. III. (3) Le Malade imaginaire, act. I, sc. v.

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