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principe ni le but de tout ce que fait l'homme; et l'on ne saurait trop insister sur la distinction à établir entre le peintre dramatique, qui représente les mœurs en tableaux plus ou moins fidèles, quelquefois fantastiques, pour égayer ou attendrir un spectateur, et le moraliste qui recherche et enseigne les règles des mœurs pour rendre les hommes meilleurs. On peut dire de l'histoire, bien plus que de la comédie, qu'elle enseigne la morale, que l'historien écrit sous l'empire de certaines idées morales, que ses livres sont de grands tableaux de l'expérience humaine, qui ont par nature une influence morale. Seulement, pour l'historien comme pour l'auteur comique, ces choses se trouvent dans ses œuvres sans qu'il les cherche elles sont inhérentes à son sujet ; il les rencontre involontairement, et dans la matière qu'il traite et dans sa manière de la traiter, et pour tout résumer par un mot de Molière, il fait de la morale comme M. Jourdain fait de la. prose (1).

Mais, de même que certaines gens font de fort belle prose sans y songer, certains ouvrages, sans avoir été écrits dans un but moral, ont plus que d'autres une influence sur les mœurs, et peuvent insinuer lentement dans le monde, d'une manière presque invisible, mais irrésistible, des éléments de moralité ou de corruption; il y a des auteurs qui, sans être des moralistes proprement dits, méritent

(1) Le Bourgeois gentilhomme, act. II, sc. vi.

pourtant d'être étudiés comme tels, à cause de leur puissance observatrice, de leur sens droit, de leur popularité, enfin à cause du caractère universel et supérieur de leur génie. Dans cette juste mesure, nulle œuvre artistique plus que celle de Molière, nul auteur dramatique plus que lui n'est digne d'attirer l'attention au point de vue moral.

Molière déclare lui-même sur le théâtre quel est le but de sa comédie : « Son dessein est de peindre les mœurs, et tous les personnages qu'il représente sont des personnages en l'air, et des fantômes proprement, qu'il habille à sa fantaisie pour réjouir les spectateurs (1). »

Donc, il peint les mœurs et habille des fantômes à sa fantaisie pour réjouir le spectateur : voilà ce divertissement qu'il appelle le plus innocent du monde. Mais non le divertissement de Molière contient une morale qu'il ne cherche point, et qui pourtant s'y trouve. Dans ses peintures de mœurs, même artistiques et arrangées à sa fantaisie, ce sont les mœurs humaines, c'est l'humanité qu'il peint. Nous ne pouvons voir de tels tableaux sans qu'il en résulte quelque réflexion sur

(1) L'Impromptu de Versailles, sc. III. Comparez à cette déclaration celle de la Critique de l'Ecole des Femmes, sc. vII, déjà citée p. 4, note 1. On retrouve les mêmes idées dans le Discours au Roi imprimé en tête des Fâcheux : « Ceux qui sont nés en un rang élevé peuvent se proposer l'honneur de servir Votre Majesté dans les grands emplois; mais pour moi, toute la gloire où je puis aspirer, c'est de la réjouir. » Dans la Préface du Tartuffe, bien que l'utilité morale soit mise en avant, la conclusion est pourtant que la comédie prétend simplement à offrir un divertissement innocent (Voir plus haut, p. 7).

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nous-mêmes et une sorte de comparaison tacite faite par notre conscience entre notre propre personne et ces personnages en l'air produits devant nos yeux. Parmi ces types créés par le caprice du génie, les uns sont attrayants et nous séduisent par le charme de leurs actions et de leurs paroles, tandis que d'autres nous paraissent odieux ou ridicules; et nous sommes trop charmés par le spectacle pour séparer, dans cette affection ou cette répulsion momentanée qu'inspirent ces agréables fantômes, le bien du mal et les défauts des qualités. Cette affection et cette répulsion ne s'appliquent qu'à des êtres imaginaires; mais ni leurs mœurs ni leurs caractères ne sont purement imaginaires. La vigueur avec laquelle sont accusés les traits des personnages, la mesure savante avec laquelle le ridicule est porté graduellement jusqu'à sa dernière limite, excitent des sentiments d'une vivacité insolite et forcent absolument le rire. Comment nier l'influence morale d'un spectacle qui, en animant les vices ou les vertus personnifiées, nous les fait voir avec la même émotion que nous causeraient des personnes vivantes; qui, en répandant la grâce, sait nous séduire jusqu'à la passion, et, en déversant la moquerie, nous obliger à nous moquer malgré nous? Ajoutez que, pour assurer le succès, l'auteur étale les travers les plus saillants de l'humanité, ceux qui occupent le plus de place dans le monde et dans la personne de chacun; en sorte que le type mis sur le théâtre, paraissant toujours tenir quelque chose de

nous-mêmes ou de notre société (1), ne peut nous laisser froids, ni par conséquent maîtres de notre jugement. Ajoutez enfin que l'auteur est Molière, le peintre le plus habile et le plus sûr, le plus capable de rassembler en une seule image palpitante de vie et de passion (2) tous les traits divers ramassés dans mille personnages, le plus puissant à imposer l'approbation, l'admiration, l'enthousiasme : il est inutile d'insister pour faire comprendre la puissance morale de Molière.

Alors, on comprend aussi combien il est intéressant de connaître les idées morales de cet homme. Pouvait-il, sans être ému en quelque façon, étudier autour de lui la foule vivante du flot de laquelle il savait tirer ses types? Pouvait-il se livrer à l'étude approfondie du cœur humain sans être guidé par des principes et sans tirer des conclusions? Pouvait-il s'empêcher de juger et ceux qu'il copiait et l'idéale copie qu'il en produisait ? Pouvait-il cacher toujours son approbation ou son amertume sous un rire uni

(1) « Jusque-là, il y avoit eu de l'esprit et de la plaisanterie dans nos comédies; mais il y ajusta une grande naïveté, avec des images si vives des mœurs de son siècle, et des caractères si bien marqués, que les représentations sembloient moins être des comédies que la vérité même chacun s'y reconnoissoit, et encore son voisin, dont on est plus aise de voir les défauts que les siens propres. » Perrault, Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant le dix-septième siècle, article J.-B. Poquelin de Molière (1696).

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(2) « Il a eu encore le don de distribuer si bien les personnages... qu'ils sembloient moins des acteurs de comédie que les vraies personnes qu'ils représentoient. » Perrault, Les Hommes illustres, art. Molière.

forme? Enfin, son grand sens, sa délicate sensibilité, son observation pénétrante, toutes ses éminen tes facultés pouvaient-elles s'appliquer à la peinture d'un caractère, à l'intrigue d'une passion, à la composition d'une scène de mœurs, sans y laisser jamais percer l'expression d'une opinion intime ou d'une émotion personnelle?

Une telle comédie, faite par un tel homme, dépasse son but malgré elle. Elle voudrait faire rire seulement, et elle fait penser. Elle voudrait se contenter de peindre, et elle juge. Elle voudrait n'offrir qu'un spectacle divertissant, et elle apporte un enseignement tacite qui s'insinue sans qu'on le sente, et s'établit silencieusement dans l'esprit par la force dominatrice du génie. Le théâtre de Molière est comme une tribune, du haut de laquelle les paroles ont un retentissement si grand qu'elles pénètrent partout, et une telle autorité qu'elles se fixent à l'état de maximes dans toutes les âmes. Malgré lui, cet homme, qui ne voudrait que divertir, moralise ou corrompt par son divertissement.

Recherchons donc quels principes moraux régnaient chez lui, quel enseignement ressort de son théâtre, quelle influence y subit la foule qui vient s'y divertir en un mot, quelle est la morale de Molière.

Cette recherche doit se borner à ses œuvres. S'il avait d'autres idées que celles qui y percent, c'est une question obscure d'abord, puisque pour l'éclairer on est réduit à des hypothèses, et ensuite peu

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