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HENRIETTE.

Pour mon cœur, vous pouvez vous assurer de lui.

CLITANDRE.

Je ne puis qu'être heureux quand j'aurai son appui.

HENRIETTE.

Vous voyez à quels nœuds on prétend le contraindre.

CLITANDRE.

Tant qu'il sera pour moi je ne vois rien à craindre.

HENRIETTE.

Je vais tout essayer pour nos vœux les plus doux;
Et, si tous mes efforts ne me donnent à vous,
Il est une retraite où notre âme se donne,
Qui m'empêchera d'être à toute autre personne.

CLITANDRE.

Veuille le juste ciel me garder en ce jour

De recevoir de vous cette preuve d'amour (1)!

Voilà comme Molière savait atteindre au sublime le naturel. Il est revenu sans cesse sur cette nécessité que l'amour soit naturel, conforme à l'âge, à la condition, au caractère, aux âmes de ceux qui s'y livrent.

Quel triste et vrai ridicule versé sur Sganarelle, sur Arnolphe, sur Harpagon, sur Alceste lui-même ! Quel contraste entre la passion jeune et noble des Horaces, des Clitandres, et les risibles et honteux soupirs des amoureux hors d'âge (2)! Les pédants

(1) Les Femmes savantes, act. IV, sc. vIII.

(2) Les deux Ecoles, le Mariage forcé, le Misanthrope, l'Avare, le Bourgeois gentilhomme, la Comtesse d'Escarbagnas.

qui se mêlent de galanterie sont encore plus ridicules que les vieillards Trissotin et Thomas Diafoirus, ne ressemblent-ils pas à l'âne de la fable (1)? Quel rappel à la nature et à la raison, sans qui l'amour devient tout brutal! On ne saurait trop remarquer quel enseignement pratique résulte de la peinture de l'amour mal placé et du funeste résultat des passions contre nature. Cet enseignement est tout moral. Il est donné avec fermeté, mais aussi avec mesure. Il apprend aux hommes mûrs que, s'ils sont dédaignés ou trompés par les femmes, c'est moins pour leur âge que pour leurs travers; et l'exemple d'Ariste, dans l'Ecole des Maris, montre qu'à tout âge une âme douce et noble est aimable.

Enfin, pour que la peinture

De cette passion, de toutes la plus belle (2),

soit complétement instructive et vraie, il faut jeter un coup d'œil sur les amours faux, intéressés et voluptueux que Molière a mis quelquefois en face des amours vrais, délicats et purs. Quelle leçon ressort des débauches de don Juan (3)! et qui peut retenir ses larmes au désespoir et au repentir d'Elvire (4)?

(1) La Fontaine, liv. IV, fab. v, l'Ane et le petit Chien. Les Femmes savantes, act. III, sc. vi; act. V, sc. 1; le Malade imaginaire, act. II, sc. VI, VII. (2) La Princesse d'Elide, act. I, sc. 1.

(3) Voir plus haut, chap. II, p. 25.

(4) Le Festin de Pierre, act. I, sc. III; act. IV, sc. IX.

Quel dégoût inspire le Tartuffe avide et luxurieux

Qui convoite la mère en épousant la fille (1)!

Quel mépris excite la cupidité honteuse de Dorimène (2), et la grossière débauche de la femme de George Dandin (3)!

Quand on repense à la fausseté et à l'indécence des amours applaudis sur tant de théâtres, à la corruption insinuée chaque jour au peuple par tant de romans pleins de passions hors nature, à la gloire acquise par tant d'auteurs au moyen des théories d'amour les plus brutales et des peintures d'amour les plus lubriques, on reconnaît que Molière a rendu service à la morale en présentant sans cesse le spectacle, conforme à la nature et à la raison, d'amours jeunes, joyeux et honnêtes. Et quand, après avoir passé en revue toute la littérature amoureuse, on revient aux amoureux de Molière, on demeure convaincu que nul poëte n'a jamais conçu ni représenté l'amour d'une manière plus vraie, plus touchante, plus morale.

(1) Le Tartuffe, act. IV, sc. VIII:

Vous épousiez ma fille et convoitiez ma femme.

Voir plus haut, chap. II, p. 29.

(2) Le Mariage forcé, sc. IV, XII.

(3) La Jalousie du Barbouillé, sc. XI; le Mari confondu, sc. V, VIII, XI, XII. Voir, pour les restrictions à faire, plus loin, chap. IX.

CHAPITRE VIII.

LE MARIAGE.

Est-ce par nécessité de comédie, et pour fournir un dénoûment que tous ces beaux amours aboutissent au mariage (1)? Non c'est par vérité. L'intimité et la joie de cette union est aussi nécessaire, comme conséquence de l'amour vrai, que le désordre et le dégoût comme conséquences de la coquet

(1) On est encore ici en contradiction avec Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie, chap. V, Si la comédie d'aujourd'hui purifie l'amour sensuel en le faisant aboutir au mariage, et chap. VI, Ce que c'est que les mariages du théâtre : « On commence par se livrer aux impressions de l'amour sensuel; le remède des réflexions ou du mariage vient trop tard; déjà le faible du cœur est attaqué, s'il n'est vaincu; et l'union conjugale, trop grave et trop sérieuse pour passionner un spectateur qui ne cherche que le plaisir, n'est que par façon et pour la forme dans la comédie... Toute comédie, selon l'idée de nos jours, veut inspirer le plaisir d'aimer; on en regarde les personnages, non pas comme gens qui épousent, mais comme amants; et c'est amant qu'on veut être, sans songer à ce qu'on pourra devenir après (chap. V)... Que les mariages des théâtres sont sensuels, et qu'ils paraissent scandaleux aux vrais chrétiens! Ce qu'on y veut, c'en est le mal; ce qu'on y appelle les belles passions, sont la honte de la nature raisonnable; l'empire d'une fragile et fausse beauté, et cette tyrannie, qu'on y étale sous les plus belles couleurs, flatte la vanité d'un sexe, dégrade la dignité de l'autre, et asservit l'un et l'autre au règne des sens (chap. VI). » Après la lecture du précédent chapitre et de celui-ci, je pense qu'il est évident que cela ne peut concerner Molière, excepté pour les points indiqués plus loin au chapitre IX. D'ailleurs, sur la question de Bossuet, voir plus loin, chap. XII.

terie et de la débauche. Les romanciers peuvent séparer ces choses mais c'est un mensonge à la réalité comme à la morale, et c'est par ce mensonge que leurs œuvres sont souvent funestes. Molière fait justice de l'illusion que l'amour puisse exister entre les âmes seules, et que l'homme ait ainsi la puissance de séparer en deux le corps et l'esprit, qui font une seule et même personne. Bélise est folle, avec son galimatias de langage pudibond et de sentiments épurés, comme Tartuffe est infâme avec sa lubricité cupide. L'union purement spirituelle est, sauf quelques exceptions bien rares, aussi insensée que l'union seulement sensuelle est ignoble c'est une utopie de prôner l'une sans l'autre, pour nous transformer en anges ou en bêtes.

La question du mariage n'est point à discuter dans une société polie, et je ne sais pas de société si grossière où elle ne soit résolue par l'instinct de l'humanité. Mais la politesse même et le raffinement de l'esprit et du corps rendent quelquefois la pratique du mariage plus difficile. Dans l'intimité d'êtres trèsdélicats et très-sensibles, les causes d'irritation, d'ennui, de douleur se multiplient presque à l'infini : si bien qu'en face de tant de difficultés et de peines incessantes, l'idée de l'obligation et de la nécessité finit par s'amoindrir, et disparaît même aux yeux de certains esprits malades de délicatesse ou de tempérament.

Molière, dans la société polie du dix-septième siècle, et dans l'élite même de cette société, vit des

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