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respect des cheveux blancs (1)! Criminel l'auteur qui consacre son génie à leur en enseigner le mépris!

Parmi les pères de Molière, les uns, comme Pandolfe et Anselme, sont traités par leurs fils et leurs valets de vilains et de benêts (2); et n'est-ce pas encore nommer trop honnêtement ces vieillards lubriques et avares (3), qui ne songent, sur leurs vieux jours, qu'à l'argent dont ils ne jouissent pas, et aux plaisirs pour lesquels ils ne sont plus faits (4) ? Mascarille est-il blâmable de jouer tant qu'il peut de semblables barbons (5)? Les autres, comme Harpagon et Argan, sont devenus si durs et si égoïstes, que véritablement la révolte de leurs enfants devient un devoir, et la ligue de leurs domestiques un droit (6).

Certes, si les comédies tournent bien, si l'amour honnête et le désintéressement sont récompensés, si le bonheur des fils et des filles est assuré, ce n'est pas la faute des pères, et ils n'y méritent guère de

(1) « Coram cano capite consurge, et honora personam senis. » Levit., cap. XIX, v. 32.

(2) L'Etourdi, act. I, sc. II:

Monsieur votre père

Est un autre vilain qui ne vous laisse pas, etc.

Moquez-vous des sermons d'un vieux barbon de père, etc.

(3) « Penards chagrins, » L'Etourdi, act. I, sc. II.

(4) L'Etourdi, act. I, sc. vi.

(5) Id., act. I, sc. Ix; act. II, sc. I, III, V.

(6) L'Avare, act. I, sc. v, vi; act. II, sc. II, ш; act. IV, sc. ; Le Ma

lade imaginaire, act. I. sc. v; act. II, sc. VII, VIII.

reconnaissance. Quoi! toujours mettre en scène des chefs de famille fous et ridicules, qui font une guerre haineuse aux désirs naturels et raisonnables de leurs enfants? Obliger sans cesse le spectateur à mépriser des têtes respectables, et à rire sans pitié des Gorgibus (1), des Pandolfe, des Anselme (2), des Albert, des Polidore (3), des Alcantor (4), des Sganarelle (5), des Géronte (6), des Orgon (7), des Sotenville (8), des Harpagon (9), des Oronte (10), des Jourdain (11), des Argante (12), des Chrysale (13) et des Argan (14)? Y en a-t-il un seul qui ne soit ou tyrannique, ou égoïste, ou avare, ou lubrique ; ou qui, s'il a quelques qualités, ne les gâte par des défauts toujours ridicules, souvent honteux? Ne sontils pas tous entêtés jusqu'à la folie et crédules jusqu'à l'idiotisme? Les enfants révoltés contre ce risible et monstrueux pouvoir n'ont-ils pas, sans exception, la raison, la justice, la délicatesse, le désintéresse

(1) La Jalousie du Barbouillé, le Médecin volant, les Précieuses ridicules, le Cocu imaginaire.

(2). L'Etourdi.

(3) Le Dépit amoureux.

(4) Le Mariage forcé.

(5) L'Amour médecin.

(6) Le Médecin malgré lui, les Fourberies de Scapin.

(7) Le Tartuffe.

(8) Le Mari confondu.

(9) L'Avare.

(10) M. de Pourceaugnac.

(11) Le Bourgeois gentilhomme.

(12) Les Fourberies de Scapin.

(13) Les Femmes savantes.

(14) Le Malade imaginaire.

ment, l'intelligence et le cœur pour eux seuls? La jeunesse n'est-elle donc pas assez présomptueuse, qu'il faille ainsi la flatter et lui rendre méprisable tout ce qui n'est pas jeune et entreprenant comme elle? Tous ces beaux et nobles jeunes gens ne serontils donc jamais pères un jour? Toutes leurs qualités seront-elles donc changées en ridicules ou en vices par les années? Cléonte et Clitandre deviendront-ils donc nécessairement des Chrysale et des Jourdain (1) ? N'y en aura-t-il pas un qui atteigne la maturité et la vieillesse sans perdre tout ce qui faisait sa valeur de jeune homme, sans acquérir rien de ce qui fait la dignité du vieillard? N'y en aura-t-il pas un qui s'occupe de ses enfants? qui songe à leur éducation et à leur bonheur? qui sache avoir la fermeté pour les conduire et l'indulgence pour se faire aimer?

A peine trouve-t-on dans tout le théâtre de Molière deux pères qui prononcent quelques paroles dignes de ce titre le père de don Juan, qui vient se faire insulter inutilement par un fils perdu de débauche (2), celui d'Hippolyte, qui vient donner à un jeune homme perdu d'amour d'inutiles conseils de modération (3). Mais de quel droit les pères parlent-ils raison aux enfants sur ce théâtre? En voyons-nous un seul qui, par l'accomplissement des devoirs paternels, ait acquis sur ses fils un empire légitime, ou qui du

(1) Les Femmes savantes, le Bourgeois gentilhomme.

(2) Don Louis dans le Festin de Pierre, act. IV, sc. vi; act. V, sc. I. (3) Anselme dans l'Etourdi, act. IV, sc. Iv.

moins, par la tendresse et l'indulgence, ait mérité leur confiance? A qui doivent-ils s'en prendre, quand les héritiers de leur nom leur crient : « Le mieux que vous puissiez faire, c'est de mourir le plus tôt que vous pourrez (1), » et répondent à leur malédiction: « Je n'ai que faire de vos dons (2)? »

Quelle ne doit pas être la démoralisation lente produite par un spectacle qui dure sans interruption depuis deux siècles, et qui enseigne sans cesse aux jeunes gens à rire de ce que le devoir et la nature leur ordonnent de respecter ? Si cette détestable leçon était donnée d'une manière formelle, peut-être serait-elle moins démoralisatrice; mais grâce aux ridicules d'avarice, d'égoïsme, de routine, d'abus d'autorité attribués libéralement aux vieillards; grâce aux qualités de cœur accordées surabondamment aux jeunes gens, il n'y a rien qui choque, à première vue, dans cette continuelle révolte des

(1) Le Festin de Pierre, act. IV, sc. IX.

(2) L'Avare, act. IV, sc. v. Voir, sur cette scène, Saint-Marc Girardin, Cours de Littérature dramatique, tome I, XIII. L'immoralité de l'Avare au point de vue paternel est signalée par J.-J. Rousseau: « C'est un grand vice assurément d'être avare, et de prêter à usure; mais n'en est-ce pas un plus grand encore à un fils de voler son père, de lui manquer de respect, de lui faire les plus insultants reproches; et, quand ce père irrité lui donne sa malédiction, de répondre d'un air goguenard qu'il n'a que faire de ses dons? Si la plaisanterie est excellente, en est-elle moins punissable? et la pièce où l'on fait aimer le fils insolent qui l'a faite en est-elle moins une école de mauvaises mœurs? » (Lettre à d'Alembert sur les Spectacles.) La défense de Molière sur ce point, présentée par Chamfort et Laharpe, n'est pas acceptable moralement parlant. Voir d'ailleurs sur l'Avare, plus haut, chap. II, p. 34.

cheveux blonds contre les cheveux blancs : la raison, la morale même semble l'approuver; et de là sort enfin une telle habitude de dénigrement pour l'autorité paternelle, qu'on doit peut-être attribuer à Molière une part de notre Révolution dans ce qu'elle a eu de plus mauvais, une part dans l'opposition systématique aux droits du père qui règne jusque dans nos codes actuels.

Non-seulement les pères de Molière sont tous objets de moquerie ou de mépris, mais les gens qui ne sont pas pères ont par contraste toutes les qualités que ceux-ci devraient avoir. Sur ce théâtre, la raison, les bons conseils, l'esprit de conduite, la modération, l'indulgence, enfin toutes les vertus paternelles sont l'apanage des vieux garçons. Voyez les Cléante (1), les Ariste (2), les Béralde (3): quel malheur qu'ils n'aient rang dans la famille que d'oncles et de beaux-frères ! Mais non sans doute qu'en devenant maris et pères, ils perdraient aussitôt leur bon sens, leur esprit et leur cœur.

C'est faux ;. le poëte est là en opposition formelle avec la raison et avec lui-même, quand il peint l'amour si beau (4), le mariage si excellent (5), et

(1) Le Tartuffe, act. I, sc. I-VI; act. IV, sc. 1; act. V.

(2) Les Femmes savantes, act. II, sc. I-IV, IX; act. IV, sc. vii; act. V,

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(3) Le Malade imaginaire, act. II, sc. xII; act. III, sc. I-IX, XVI-XXIII.

(4) Voir plus haut, chap. VII, p. 121.

(5) Id., chap. VIII, p. 145.

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