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intéressante, puisque ses idées cachées n'ont pu avoir l'influence de celles qu'il a exprimées. D'ailleurs, pour des hommes d'un tel génie, leurs œuvres, c'est eux-mêmes : ils ne sont point des déclamateurs; c'est avec leur cœur qu'ils écrivent. Ceux qui ont voulu voir en Molière un mélancolique habillant sa tristesse sous une gaieté forcée, ou un voluptueux sans autre pensée que le plaisir, ont fait preuve, les premiers d'une clairvoyance voisine de l'imagination pure (1), et les autres d'une ignorance réelle sur la philosophie de son maître Gassendi (2).

Il faut étudier Molière dans Molière, et se contenter d'y bien voir si l'on peut, sans prétendre aller plus loin, ni deviner en lui un autre lui-même. Cette étude n'est point facile; car Molière était un habile homme. Sans doute, ce contemplateur (3) de l'humanité portait un jugement précis sur ce qu'il observait; mais ce jugement, il ne le disait pas. Il semblait fuir autant que possible la responsabilité morale inséparable de son œuvre. Il se contentait de

(1) Sainte-Beuve, Port-Royal, liv. III, chap. xv et XVI.

(2) Gassendi, saint prêtre et éminent philosophe, n'a jamais été matérialiste ni épicurien que pour ceux qui ne l'ont pas lu sérieusement. Le prétendu épicurisme de Molière, fondé sur les leçons de Gassendi, est une des plus curieuses chimères de l'histoire des lettres. Il était mieux apprécié par Goldoni, qui fait dire à Chapelle « Nous avons suivi tous deux ensemble les leçons de Gassendi. Il faut avouer que ce grand homme a bien perdu sa peine; il a fait là vraiment deux fameux élèves. » Molière, act. III, sc. I. Remarquez d'ailleurs que c'est par la pédante Armande et par la folle Bélise que Molière fait approuver la philosophie atomistique (Les Femmes savantes, act. III, sc. 11). Voir plus loin, sur la question de Gassendi, chap. XI.

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(3) C'est Boileau qui dans l'intimité donnait ce surnom à son ami.

mettre les mœurs en tableaux, de dessiner nettement un caractère, de faire ressortir les travers d'un personnage par le contraste exagéré d'un autre, sans presque jamais dire ce qu'il pensait au fond, ni vouloir, comme le font souvent les modernes, proposer aux spectateurs, dans l'espèce de problème moral qu'il agitait devant eux, une solution si secondaire à ses yeux qu'elle manque absolument à quelques-uns de ses chefs-d'œuvre. Il voulait simplement plaire par son tableau de mœurs, et laisser ensuite chacun libre d'en tirer la conclusion qu'il pouvait.

C'est une erreur que d'avoir cherché dans ses pièces des types absolus de vice et de vertu. Il se serait bien gardé d'en mettre sur le théâtre, quand il n'en existe point dans la réalité. Pourtant des critiques, et illustres, ont tour à tour pris dans ses comédies certains personnages pour le modèle de l'honnête homme selon lui: on l'a accusé de juger comme Chrysale les choses de l'esprit, d'être bourru comme Alceste ou indulgent comme Philinte (1), sans s'apercevoir que, dans chaque drame, divers types étaient opposés pour faire contraste, sans qu'aucun

(1) « Un autre défaut de Molière, que beaucoup de gens d'esprit lui pardonnent et que je ne puis lui pardonner, c'est qu'il a donné un tour gracieux au vice, avec une austérité ridicule et odieuse à la vertu. » Fénelon, Lettre à l'Académie françoise, VII. Voir aussi J.-J. Rousseau, Lettre à d'Alembert sur les Spectacles, plus loin, chap. III, page 44, note 1. - « Oui, Molière a tourné

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l'honnêteté pure et simple en ridicule dans le personnage de M. Jourdain; il a voulu humilier la bourgeoisie. » Mercier, Du théâtre, chap. VII.

fût réellement la perfection, également éloignée de tout excès.

Mais enfin, quelle influence définitive sur l'esprit du spectateur doivent exercer ces contrastes, et quel est, dans l'esprit de l'auteur, ce milieu parfait qu'il a la prudence de ne jamais exprimer ? Que pense-t-il, lui, d'Alceste et de Philinte, et quel est entre eux deux le modèle idéal qu'il rêve? Quels sont ses principes sur la religion, la famille et l'amour, quand il peint ses hypocrites, ses pères, ses coquettes ? Quelles sont sur le devoir, sur l'honneur, même sur l'ordre social, les idées de cet esprit hardi?

Après son immense influence, ce qui doit surtout nous frapper dans Molière, c'est le bon sens : le bon sens est le caractère saillant de son génie. Cette qualité appartient proprement à l'esprit français, et donne aux œuvres littéraires de la France une solidité durable et une valeur spéciale. Cette qualité, Molière la possédait à un degré supérieur : il est inutile de démontrer une chose si claire, si éclatante. Aussi a-t-il le rare privilége de plaire même aux esprits les moins cultivés, chez qui les autres qualités n'existent qu'à l'état de germe, et qui n'ont point le sens des choses fines ni l'habitude des beautés délicates et convenues (1). C'est par l'éloquence du

(1) Il résulte de tous les témoignages contemporains que c'est le parterre, qui coûtait alors quinze sols (Boileau, Sat. IX, v. 177), qui applaudissait le plus

bon sens seulement qu'on peut avoir prise sur eux; et il faut croire que Molière voulait avoir cette éloquencelà, s'il choisissait pour premier juge cette servante, immortalisée, sans qu'elle s'en doutât, par l'honneur que lui faisait son maître en la prenant comme pierre de touche de ses œuvres (1). Ce n'était pas le mépris des humains (2) que Molière professait en s'adressant à elle c'était, au contraire, le respect pour cette majorité des hommes, le peuple, à qui il voulait parler sa langue. Il l'a voulu, et il l'a fait. De là, sa gloire solide et sa durable influence. Ses œuvres ne se sont pas insinuées, comme la plupart des ouvrages de l'esprit, seulement dans l'aristocratie privilégiée des âmes instruites et raffinées; mais elles ont pénétré la masse d'un grand peuple. Il vivait sous la monarchie et dînait à la table d'un roi cependant il pressentait que notre nation est peuple; il respectait cette puissance, et il savait qu'en France c'est au peuple qu'on doit parler (3).

franchement Molière; et Boileau lui reproche d'avoir été trop ami du peuple (Art poét., III, v. 395); mais Boileau était de l'aristocratie de l'esprit. — Voir l'édition de La Bruyère de Walckenaer, Remarques et éclaircissements, p. 161, n° 38.

(1) « Je me souviens que Molière m'a montré plusieurs fois une vieille servante qu'il avoit chez lui, à qui il lisoit, disoit-il, quelquefois ses comédies; et il m'assuroit que lorsque des endroits de plaisanterie ne l'avoient point frappée, il les corrigeoit, parce qu'il avoit plusieurs fois éprouvé sur son théâtre que ces endroits n'y réussissoient point. » Boileau, Réflexions critiques sur quelques passages du rhéteur Longin, I.

(2) A. de Musset, Namouna, chant II, st. 10. (3) Voir plus loin, chap. X.

CHAPITRE II.

LA DÉBAUCHE, L'AVARICE ET L'IMPOSTURE; LE SUICIDE

ET LE DUEL.

C'est donc à Molière qu'il faut demander ce qu'il pense; c'est sur nous tous qui le lisons et l'admirons qu'il faut chercher quelle est son influence. Si nous voulons connaître sa morale, allons à son théâtre, écoutons ce qu'il dit, étudions l'impression qu'il produit. Essayons de démêler son jugement au milieu de toutes les paroles qu'il met dans la bouche de ses personnages, et de découvrir si c'est toujours suivant les règles de la morale qu'il nous touche ou qu'il nous fait rire.

Il est certain que Molière a flétri les grandes maladies de l'âme, comme l'imposture, la débauche, l'avarice. Là-dessus, son sentiment n'est pas douteux, son influence est certaine. En gros, s'il est permis de parler ainsi, il a attaqué le mal, et il a traité comme il faut les lieux communs de l'éternelle morale. C'est un mérite tel quel que n'ont pas toujours nos auteurs dramatiques. On dira que ces peintures-là ne produisent pas un grand effet sur les mœurs: en de tels sujets, le jugement du spectateur, comme

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