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Toutes ces choses excellentes, il les a enseignées presque sans le vouloir, poursuivant son but de comédien, cherchant seulement le rire et l'émotion, et semblant ignorer quelle puissance était attachée à ses moindres paroles.

Et puis, d'une autre part, toujours pour faire rire, il a forcé le cœur à être indulgent pour des gens méprisables, à s'intéresser au succès de ruses honteuses; il a mis les grâces et l'esprit dans des personnes indignes; il a chanté des refrains bachiques et des couplets licencieux; il a fait des plaisanteries grivoises; il a ri du crime d'adultère comme d'une chose fort comique; il a tourné en ridicule, avec une verve inépuisable, l'autorité paternelle.

Il a fait tout cela sans scrupule, étant honnête au fond, et n'y voyant qu'une source de comédie. Il n'a pas prévu que ceux qui venaient à son théâtre n'auraient certainement pas un sens comme le sien pour discerner partout le bon et le mauvais; que, quand même ils l'auraient, ils ne songeraient pas à s'en servir dans leur enivrement de gaieté; et qu'enfin ils en viendraient vite à excuser, à aimer une si joyeuse et séduisante immoralité.

Le vice moral du théâtre de Molière ne consiste pas du tout dans les intentions de l'auteur : il ne consiste que faiblement dans l'ensemble des tableaux, où le bien domine, et où on peut dire que le mal

est rarement approuvé d'une manière formelle; mais il consiste dans le génie même qui inspire tout. Ce génie, c'est le rire il subjugue; on s'y laisse aller d'autant mieux qu'il est délicat et franc; en sorte qu'insensiblement on s'attache à ce qui plaît, en oubliant absolument de juger si cet attachement s'applique au bien ou au mal. Pour s'attacher au mal, il n'y a qu'à suivre tout droit la route des joyeuses émotions que l'auteur sait imposer à son public; tandis que pour discerner et apprécier le bien caché sous ces excellentes plaisanteries, il faut un effort de réflexion dont on est d'autant plus incapable qu'on est mieux charmé. En un mot, il faut juger, et le triomphe du comédien est de passionner si bien les cœurs que le jugement soit séduit et forcé. D'où il résulte qu'un théâtre parfaitement moral serait celui qui ne passionnerait jamais que pour le bien, comme un théâtre immoral est celui qui passionne pour le mal.

Molière passionne pour l'un et quelquefois pour l'autre. Il insinue, par une douce violence, tantôt l'amour de ce qu'il y a de plus hautement honnête, et tantôt une facile indulgence pour ce qu'on doit rigoureusement condamner. La part de l'honnête est certainement la plus grande : il est incontestable que Molière fortifie le bon sens et qu'il élève les âmes, qu'il les habitue, tout en riant, à se tenir dans une région de saine raison la morale de Molière est bonne et belle.

Mais on reculerait devant les conséquences de cette thèse, si l'on ne formulait une conclusion plus précise encore, et si, devant l'œuvre du plus grand de tous les auteurs et acteurs comiques, on ne parlait de la question générale des spectacles; car enfin, si le spectacle est absolument condamnable, Molière l'est aussi.

N'ayant en vue que la morale, on ne prétend point examiner cette question par le côté de l'histoire ni par celui de la critique, ni dire en quelques pages ce qui a produit tant de volumes, ni trancher présomptueusement un point difficile qui a occupé et divisé tant d'hommes illustres. On ne recherchera ni les origines du théâtre, ni les époques où la comédie s'est particulièrement corrompue, ni les opinions qu'ont eues sur ce grave sujet les philosophes, les moralistes et les Pères. On veut aller plutôt à la pratique qu'à l'érudition, et essayer de présenter nettement les considérations naturelles qu'inspire une étude morale de Molière.

Il est d'abord évident que, dans la répugnance de l'Eglise catholique pour les représentations théâtrales, il y a un souvenir des abominables jeux du Cirque où le spectacle, mêlé d'une prostitution monstrueuse et sacrée, passait incessamment, pendant des journées et des semaines entières, d'un combat de gladiateurs à une atellane obscène, à une naumachie, à une comédie, à un repas de bêtes nourries de martyrs, ou à une brûlerie de chrétiens enduits

de poix. Cela durait du jour au soir sans interruption, et il n'est pas étonnant que l'Eglise ait tout enveloppé dans une même et formelle réprobation.

Même pour les spectacles modernes, la défense générale de ce genre de plaisir paraîtra raisonnable à ceux qui voudront réfléchir que l'Eglise, institutrice et gardienne de la morale pour ses fidèles, doit nécessairement leur interdire, comme dangereux, un divertissement où il est incontestable que la morale est souvent blessée, et où le talent des auteurs et des acteurs s'efforce d'enlever aux spectateurs émus le calme nécessaire pour discerner équitablement le bien et le mal. Quand même ce plaisir ne serait pas universellement blåmable, et quand même telles et telles personnes pourraient y assister sans danger, l'Eglise, par son caractère de catholicité, c'est-à-dire d'universalité, a des règles disciplinaires très-générales, et défend l'usage de ce qui est généralement mauvais, sans entrer dans le détail des circonstances où l'inconvénient peut disparaître (1).

En sorte qu'aucun moraliste ne peut sérieusement blâmer l'Eglise à cet égard: au contraire, on doit la louer de son extrême et maternelle précaution pour les âmes. De même, on doit la louer d'interdire à ses fidèles une profession évidemment dangereuse au point de vue moral. Si elle n'avait pas des prescriptions semblables, elle cesserait d'être une rigoureuse

(1) Le même esprit d'intérêt prudent pour la masse des faibles et des ignorants inspire la congrégation de l'Index dans ses interdictions, souvent mal comprises par ceux qui ne se placent pas à son point de vue.

et toute pratique institution des devoirs; elle deviendrait simplement une théorie morale, plus ou moins sévère que les théories philosophiques de même sorte, sans avoir ni plus d'influence ni plus d'autorité.

D'ailleurs, sans entrer dans la discussion des textes et des décrets par lesquels elle a condamné généralement la comédie et les comédiens, il est nécessaire de remarquer qu'elle n'a jamais vu là ni une question de dogme ni une question de morale proprement dite, mais simplement une question de discipline, qui par là même n'a point un caractère absolu, puisque l'Eglise a souvent modifié sa discipline suivant les temps et les pays. Et sur ce point, on peut remarquer encore que plus d'un Père de l'Eglise s'est appliqué à des œuvres théâtrales; que notre théâtre moderne, né dans l'Eglise même, n'a été proscrit par elle qu'après plusieurs siècles et pour des abus réels; que de tout temps elle a eu des ministres très-éclairés qui se sont occupés de comédie; et qu'enfin aujourd'hui des évêques très-sages dirigent des colléges où les élèves ont souvent pour récréation des représentations dramatiques empruntées au génie antique et païen autant qu'au génie moderne et chrétien.

Il est donc évident que ce n'est pas la chose en soi que l'Eglise condamne, mais un certain usage et une certaine influence (1). A ce sujet, elle suit les

(1) « Les jeux, les bals, les festins, les pompes, les comédies, en leur substance, ne sont nullement choses mauvaises, ains indifférentes, pouvant être

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