Images de page
PDF
ePub

sera pas dit, quoi qu'il arrive, que je sois capable de me repentir (1). »

Voilà certes une grande leçon, que le vice arrive à s'emparer de nous jusqu'à nous rendre incapables de repentir. Il y a sans doute une influence utile dans le spectacle de ce suicide moral.

Cette leçon n'est pas la seule on voit encore, dans don Juan, la représentation du bandeau funeste qui vient fermer l'esprit du méchant à tous les avertissements d'un valet (2), d'un père (3), d'une amante (4), de Dieu même (5).

Mais Molière a frappé le coup le plus juste de toute cette satire du vice élégant dans le tableau de la corruption que répand autour de soi le gentil-homme corrompu, et qu'il impose à tout son entourage. Je ne parle pas des filles mises à mal, c'est d'une vérité trop évidente; mais ce valet, qui croit en Dieu au fond, qui voudrait avertir et retenir son maître, et à qui sa faible raison ne permet de défendre que ridiculement la cause de la vérité (6); qui est forcé à mentir (7), à insulter (8), à cacher comme une honte les moindres bons sentiments (9),

(1) Le Festin de Pierre, act. V, sc. v.

(2) Id., act. I, sc. II; act. II, sc. II; act. III, sc. 1; act. V, sc. II.

(3) Id., act. IV, sc. VI.

(4) Id., act. I, sc. III; act. IV, sc. IX.

(5) Id., act. II, śc. II; act. III, sc. vi; act. IV, sc. xII; act. V, sc. v.

(6) Id., act. I, sc. II; act. II, sc. II; act. III, sc. 1; act. V, sc. II.

(7) Id., act. I, sc. II; act. II, sc. VII.
(8) Id., act. I, sc. III; act. IV, sc. VII.
(9) Id., act. Il, sc. VII; act. IV, sc. ix.

à partager enfin toute la vie et tous les crimes de don Juan, « parce qu'un grand seigneur méchant homme est une terrible chose il faut qu'on lui soit fidèle, en dépit qu'on en ait, et la crainte réduit d'applaudir bien souvent ce que l'âme déteste (1); » ce valet, nous le voyons se gâter, s'endurcir, imiter l'escroquerie du maître (2), engager le Pauvre à jurer un peu (3); et enfin, après le châtiment de don Juan, n'avoir d'autre sentiment en face de cette mort effrayante, que le regret des gages qu'il perd (4): ah! que Thomas Corneille est loin de son modèle quand il l'envoie se faire ermite (5)!

Surtout, quelle hardiesse et quelle vérité dans la leçon, venant de tout en bas au grand seigneur si haut placé, par la bouche du mendiant contre qui sa corruption échoue! Il a bien pu parler en l'air, comme tant d'autres, de l'enfer, à son valet; se moquer des croyances vulgaires en les assimilant aux superstitions, et mettre en avant son bel article de foi que deux et deux sont quatre (6); mais voilà un argument qui renverse tout cela un homme qui

(1) Le Festin de Pierre, act. I, sc. 1.

(2) Id., act. IV, sc. iv.

(3) Id., act. III, sc. II.

(4) Id., act. V, sc. VII.

(5)

Il est englouti je cours me rendre hermite.
L'exemple est étonnant à tous les scélérats.
Malheur à qui le voit et n'en profite pas !

(Th. Corneille, Le Festin de Pierre, act. V, sc. IV.)

(6) Le Festin de Pierre, act. III, sc. I.

<< aime mieux mourir de faim que de commettre un péché (1). »

Il y aura lieu de revenir sur don Juan considéré comme esprit fort (2). Ici, c'est assez de montrer que Molière, en nous divertissant, pense et nous fait penser qu'il faut être vertueux, non-seulement par intérêt, mais pour la vertu même et pour Dieu qui nous la commande; non-seulement pour nous, mais pour tous ceux qui nous entourent et dont nous sommes responsables.

C'est au même titre qu'on doit ici louer le Tartuffe (3) nulle part un moraliste n'a mieux montré cette sorte d'air funeste que le vice répand autour de soi et fait respirer à ceux qui l'approchent. Si jamais l'adultère a été peint tel qu'il est, et non tel que le poétise Mme George Sand, c'est dans les scènes inimitables de Tartuffe suborneur (4). Voilà la luxure dans toute sa hideur morale, escortée par la cupidité et par l'hypocrisie. L'hypocrisie, Molière l'avait en horreur (5) : c'était pour lui le comble de la scélératesse (6); et il était d'avis sans doute que,

(1) Le Festin de Pierre, act. III, sc. II.

(2) Voir plus loin, chap. XI.

(3) 1664-1667.

(4) Le Tartuffe, act. III, sc. III; act. IV, sc. Iv.

(5) « Pour le faux dévot, Molière en a peur, il en a horreur du moins. >> D. Nisard, Histoire de la Littérature française, liv. III, chap. 1x, 84, Tartuffe.

(6) << Totius autem injustitiæ nulla capitalior est quam eorum qui, cum ma

dans une débauche ouverte, il y a encore un certain mérite de franchise, un espoir quelconque de repentir, qui ne se trouvent plus quand le criminel a pris enfin le parti de se couvrir du manteau de Dieu. C'est ce manteau qui fait que l'hypocrite corrompt mieux tout ce qui l'entoure, et peut ruiner une maison dans ses biens et dans ses âmes.

Ce n'est pas le lieu d'apprécier au point de vue littéraire cet étonnant chef-d'œuvre, considéré non sans raison comme le suprême effort de la haute comédie (1). Ce n'est pas le lieu non plus de raconter l'histoire de cette pièce, dont la représentation fut une affaire d'Etat, non-seulement du temps de Molière, mais de nos jours (2). Ce qu'il faut remarquer

xime fallunt, id agunt ut viri boni esse videantur. » Cicéron, de Officiis, lib. 1, cap. XIII.

(1) Voir Laharpe, Cours de Littérature, part. II, liv. I, chap. vi, sect. 5, et F. Genin, Vie de Molière, chap. V.

(2) Pour l'histoire du Tartuffe, voir :

La Préface et les Placets de Molière;

Lettre sur la Comédie de l'Imposteur, publiée en 1667, et certainement inspirée, sinon écrite par Molière;

Arrêt du Parlement de Paris du 6 août 1667;

Ordonnance de Mgr Harlay de Champvallon, archevêque de Paris, du 11 août 1667;

Le Roi glorieux au monde, par le curé de Saint-Barthélemy (Roullès), 1665; Observations sur une comédie de Molière intitulée Le Festin de Pierre, par le sieur de Rochemont, 1665; Réponse aux observations, etc., 1665; Lettre sur les observations, etc., 1665;

La Critique du Tartuffe, comédie en vers en un acte, 1670;

Bourdaloue, Sermon pour le septième dimanche après la Pentecôte, sur l'Hypocrisie, première partie ;

Laharpe, Cours de Littérature, part. II, liv. I, chap. vi, sect. 5;

Napoléon, Mémorial de Sainte-Hélène : « Cette pièce présente, à mon avis,

ici, c'est la moralité absolue d'une œuvre où, d'un bout à l'autre, un scélérat supérieur, couvert des dehors les plus séduisants pour les bonnes âmes, revêtu de modestie, de désintéressement, de charité, de Dieu même empreint sur son visage (1), est sans cesse démasqué, méprisé, condamné, et enfin puni, sans la moindre restriction de la part de l'auteur, ni la moindre hésitation possible chez le spectateur..

En vain de saints moralistes, emportés par le zèle de la maison de Dieu, prétendront qu'il est mauvais de montrer un homme pieux en apparence, qui est un scélérat au fond (2): il est meilleur sans doute

la dévotion sous des couleurs si odieuses, une certaine scène offre une situation si décisive, si complétement indécente que, pour mon propre compte, je n'hésite pas à dire que si la pièce eût été faite de mon temps, je n'en aurais pas permis la représentation. »> (Cité par Ch. Louandre, Œuvres de Molière, édition variorum, Notice du Tartuffe);

J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. II et III; A. Bazin, Notes historiques sur la vie de Molière, Ile partie;

F. Génin, Vie de Molière, chap. V;

D. Nisard, Histoire de la Littérature française, liv. III, chap. ix, 4; Sainte-Beuve, Port-Royal, tome III, chap. xv, XVI, etc.

(1) Boileau, Satire X, v. 525.

(2) « Sous prétexte de condamner l'hypocrisie ou la fausse dévotion, cette comédie donne lieu d'en accuser indifféremment tous ceux qui font profession de la plus solide piété. » (Ordonnance de l'archevêque de Paris citée plus haut.) « Comme la fausse dévotion tient en beaucoup de choses de la vraie..., comme les dehors de l'une et de l'autre sont presque tous semblables, il est... d'une suite presque nécessaire que la même raillerie qui attaque l'une intéresse l'autre, et que les traits dont on peint celle-ci défigurent celle-là... Et voilà ce qui est arrivé lorsque des esprits profanes... ont entrepris de censurer l'hypocrisie, non point pour en réformer l'abus..., mais pour faire une espèce de diversion dont le libertinage pût profiter, en... faisant concevoir d'injustes soupçons de la vraie piété par de malignes représentations de la fausse. Voilà ce qu'ils ont prétendu, exposant sur le théâtre, et à la risée publique, un hypocrite imaginaire, ou même, si vous voulez, un hy

« PrécédentContinuer »