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de montrer qu'il y a des scélérats qui affublent la robe d'innocence, des loups qui se cachent sous la peau des brebis pour entrer dans la bergerie. D'ailleurs, Molière a pris toutes les précautions pour empêcher qu'on n'attribuât à la vraie piété une seule des paroles ni des actions de l'imposture comme il le dit lui-même dans sa Préface, il a « employé deux actes entiers à préparer la venue de son scélérat; » quel scélérat! qu'il est habile et terrible! Voyezvous cette maison honnête qu'il a désunie (1), dont il a aveuglé l'aïeule (2), ébloui le père (3), fait maudire et chasser le fils (4), désolé la fille (5), insulté la mère par la déclaration de son lubrique amour (6)? Il règne, avec ses ministres Laurent et Loyal (7), sur le peuple naïf des Orgon et des Per

pocrite réel, etc... Damnables inventions pour humilier les gens de bien, pour les rendre tous suspects, etc.» (Bourdaloue, Sermon cité plus haut. Voir toute la 1a partie). Il faut remarquer que l'archevêque de Paris et Bourdaloue ont pris l'un et l'autre ces idées et même ces expressions dans la relation intitulée les Plaisirs de l'Ile enchantée, Paris, 1665: « Le roi connut tant de conformité entre ceux qu'une véritable dévotion met dans le chemin du ciel et ceux qu'une vaine ostentation de bonnes œuvres n'empêche pas d'en commettre de mauvaises, que son extrême délicatesse pour les choses de la religion ne put souffrir cette ressemblance du vice avec la vertu qui pouvoient être pris l'un pour l'autre, et quoique l'on ne doutât pas des bonnes intentions de l'auteur, il défendit pourtant cette comédie en public, et se priva soi-même de ce plaisir pour n'en pas laisser abuser à d'autres moins capables d'en faire un juste discernement. » Voir J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. II, note 25.

(1) Le Tartuffe, act. 1, sc. 1, VI; act. III, sc. vi.

(2) Id., act. I, sc. 1; act. V, sc. III.

(3) Id, act. I, sc. v, vi; act. III, sc. vi, vii; act. IV, sc. III.

(4) Id., act. III, sc. vII; act. IV, sc. I.

(5) Id., act. II, sc. I, II, III; act. IV, sc. III.

(6) Id., act. III, sc. III.

(7) Id., act. I, sc. I, II; act. III, sc. II; act. V, sc. Iv.

nelle; il faut qu'on cède à son infernal génie, que les filles viennent lui immoler leurs grâces pudiques, et les femmes leur chasteté conjugale. Si l'on ose lutter contre lui, il se redresse, plein d'un venin mortel, comme le serpent sur qui l'on a marché (1). Sa puissance arrive à faire trembler les plus nobles, et arrête l'indignation dans leur bouche effrayée (2). Et véritablement il n'y a que l'autorité d'un Louis XIV qui puisse enfin l'écraser (3), comme il n'y a que cette autorité qui ose permettre qu'on le joue.

Montrer aux hommes la hideur du vice, c'est bien agir; leur inspirer l'horreur du vice, c'est être utile : il n'y a pas de considération qui emporte celle-là. Molière, en faisant le Tartuffe, et Louis XIV en protégeant Molière, ont rendu service à l'humanité (4).

C'est encore au point de vue de l'influence du vice

(1) Le Tartuffe, act. V, sc. Iv, VII.

(2) Id., act. III, sc. Iv, v, Elmire; act. V, sc. 1, III, Cléante.

(3) Id., act. V, Sc. VII.

(4) Fénelon approuvait Molière, et dans le Tartare, il a réservé une place aux tartuffes: « Il y remarqua beaucoup d'impies hypocrites, qui faisant semblant d'aimer la religion, s'en étoient servis comme d'un beau prétexte pour contenter leur ambition, et pour se jouer des hommes crédules. Ces hommes, qui avoient abusé de la vertu même, quoiqu'elle soit le plus grand don des dieux, étoient punis comme les plus scélérats de tous les hommes... Les trois juges des enfers l'avoient ainsi voulu, et voici leur raison : c'est que les hypocrites ne se contentent pas d'être méchants comme le reste des impies; ils veulent encore passer pour bons, et font, par leur fausse vertu, que les hommes n'osent plus se fier à la véritable. » (Télémaque, liv. XVIII.) — Voir encore sur le Tartuffe, plus loin, chap. VI et chap. XI.

qu'on doit étudier l'Avare (1), moins pour la banale vérité qu'il ne faut pas trop aimer les écus, que pour le spectacle de toutes les conséquences que traîne avec soi cette passion sordide.

Si comique que soit cette excellente comédie, n'est-ce pas une chose triste de voir ce vieillard déshonorer ses cheveux blancs par de honteuses querelles avec ses valets (2)? Et au milieu du rire que soulève la scène des mains (3), celle de la tache d'huile et du haut de chausses troué, n'y a-t-il pas un grand sentiment de mépris et de pitié pour celui qui se laisse tomber si bas? Mais c'est peu de voir cet homme dégradé par la famélique et honteuse lesine (4), bafoué et haï par ses gens, sans ami, soupçonneux, et avec cela amoureux : la vraie morale de l'Avare est dans ses enfants. Par sa négligence coupable, l'honneur de sa fille est aux mains du premier venu qui a l'esprit de flatter sa manie (5), et qui est heureusement un honnête homme, quoique dans la réalité il y ait grand'chance pour que les choses tournent autrement. Il cherche pour ses enfants des mariages de pur intérêt, destinés à être un malheur de tous les instants (6). Et enfin le voilà usurier de son

(1) 1668.

(2) L'Avare, act. I, sc. III; act. III, sc. v.

(3) Id., act. I, sc. III: à l'occasion de cette scène, on doit remarquer avec quelle légèreté parle Fénelon (Lettre à l'Académie françoise, VII).

(4) Boileau, Satire X, v. 250.

(5) L'Avare, act. I, sc. I, VI, VII.

(6) Id., act. I, sc. VI; act. IV, sc. III.

propre fils (1), dont il ne blâme la vie dissipée que parce qu'elle coûte, dont il ne blâme le jeu effréné que parce que le gain n'en est pas placé à bon intérêt (2), avec lequel il ruse comme avec un ennemi (3), et qu'il réduit enfin à l'insulter (4) et à le voler (5).

Là aussi est la supériorité de la pièce de Molière sur celle de Plaute. Euclion, avec sa marmite pleine d'or, est sans doute un avare fort comique; mais il n'est pas amoureux en même temps, pour montrer que les ridicules les plus divers et les plus contradictoires s'assemblent dans les âmes qui ont quitté le droit chemin de la raison; il est volé par celui qui lui enlève sa fille (6), et l'on rit de voir ce rapace vieillard pleurer ridiculement sa marmite et son honneur. Mais quel trait de génie, de nous le présenter amoureux de la maîtresse de son fils, volé par son fils, qu'il a forcé, par l'excès de son vice, à ne plus voir, dans cette tête sacrée du père, qu'un indigne rival avec qui toute guerre est permise, un ennemi domestique contre qui toute la maison se ligue, depuis l'héritier du nom paternel jusqu'au dernier valet de cuisine! Quel contraste ressort du déchirement de ce vieux cœur, tiré d'un côté par l'amour et de l'autre

(1) L'Avare, act. II, sc. I, II, III. (2) Id., act. I, sc. v.

(3) Id., act. I, sc. v; act. IV, sc. III. (4) Id., act. II, sc. III; act. IV, sc. III, (5) Id., act. IV, sc. vi.

(6) Plaute, Aulularia, v. 637 ad fin.

V.

par sa cassette (1), qu'il chérit trop pour faire un présent à sa maîtresse (2) ou lui donner honnêtement à dîner (3)! C'est le tableau de l'avarice, non pas chez le pauvre qui enfouit furtivement quelques pièces d'or sous son foyer sans feu (4), mais chez le riche bourgeois, dans sa grande maison, où il pourrait vivre avec aise et honneur, entouré d'une heureuse et aimante famille, dont il devient la honte et presque la perte (5).

:

Donc l'honnête homme de Molière déteste d'abord ces deux sources fécondes de vice et de malheur : la luxure et l'avarice. Il ne les déteste pas seulement comme fait le monde, en admettant de temps en temps une trêve à la guerre, et en signant quelque traité furtif avec l'ennemi il les hait pour elles-mêmes, pour être honteuses et dégradantes, pour leurs suites inévitables, pour conserver à son cœur cette sensibilité de vertu qu'elles émoussent promptement; il les hait pour sa famille, pour ses enfants et pour ses serviteurs; il les hait pour l'honneur, et pour n'être pas réduit par elles à revêtir la robe de Tartuffe, et à se perdre absolument par l'hypocrisie, ce dernier et irréparable vice après lequel on ne peut plus se repentir. Car la passion qui a conduit Tartuffe

(1) L'Avare, act. II, sc. vi.

(2) Id., act. III, sc. XII.

(3) Id., act. III, sc. I, II, III, V.

(4) Plaute, Aulularia, init..

(5) Voir encore sur l'Avare, plus loin, chap. X.

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