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à jouer son rôle scélérat, est autant cupidité que luxure chez Harpagon, l'amour de l'argent n'aboutit qu'à la honte; chez Tartuffe, il atteint au crime; et la pente est facile, de l'usurier qui prête au denier trois (1), à l'imposteur qui capte le bien des familles (2); aussi facile que celle qui entraîne don Juan de la débauche à la mort.

Ces trois caractères du débauché, de l'imposteur et de l'avare, qui à eux trois offrent la réunion de presque tous les vices, prouvent que Molière observait l'humanité avec un sens moral. Dans ces peintures, son influence sur les spectateurs est évidemment utile, parce qu'il ajoute au tableau artistique des vices le tableau plus instructif de leur enchaînement et de leurs conséquences. Cette influence est bonne encore, à cause de la saine raison qui règne dans son esprit et dans son œuvre, sans que jamais l'art lui serve de prétexte ou d'excuse pour en violer les lois. Jusque dans les conceptions les plus hardies et les situations les plus hasardeuses, il garde un bon sens qui l'empêche de mettre sur la scène ces accouplements monstrueux de vice et de vertu, ces criminels sublimes, ces brigands héroïques qui remplissent tant de drames modernes, et habituent nécessairement le spectateur à s'imaginer que, même dans l'excès des passions les plus funestes, il peut y

(1) L'Avare, act. II, sc. 1.

(2) Le Tartuffe, act. III, sc. vII.

avoir quelque chose d'excusable et de grand (1). Pour Molière, ces passions sont contraires à la raison, à la nature; ce sont d'affreuses maladies de l'âme, qui la rendent méconnaissable; et il n'admet pas le moyen d'émotion, tant exploité de nos jours, qu'on peut appeler le genre crime et le genre suicide (2).

Il ne pouvait exposer sur la scène les motifs philosophiques qui lui faisaient condamner la mort de Caton; mais il savait dans la plaisanterie faire entendre la haute voix du bon sens et du devoir, contre l'acte de désespoir et de lâcheté qui fait rompre avec la vie, plutôt que d'en porter vaillamment les épreuves. C'est l'esprit qui règne dans la scène de l'Etourdi ( où Lélie se veut tuer, tient le fer prêt, sans que Mascarille dise autre chose que : « Tuez-vous donc vite. >> A quoi Lélie, rappelé à la raison par le sens froid de son valet, répond fort comiquement :

Tu voudrois bien, ma foi, pour avoir mes habits,
Que je fisse le sot, et que je me tuasse (4).

(1) Il faut mettre quelque restriction à cet éloge; voir plus loin, chap. IV. (2) Voir Saint-Marc Girardin, Cours de Littérature dramatique, tome I, v, VI, VII.

(3) 1653. Cette pièce, relativement saine au point de vue du bon sens, paraissait à l'époque de la grande mode des suicides d'amour, nécessaires dans tous les romans, et multipliés dans Mélite de P. Corneille (1629). Si l'on trouve chez Molière quelque idée de suicide amoureux, c'est seulement dans les intermèdes et les opéras : tout cela est très-léger, et souvent ironique. Voir, entre autres, Myrtil dans Mélicerte, act. II, sc. Iv; Philène et Lycas dans la Pastorale comique, sc. XIII; la plainte de Chloris sur la mort des bergers Tircis et Philène qui se sont noyés de désespoir, et que six bateliers ont repêchés, dans la Fête de Versailles (Relation de Félibien).

(4) L'Etourdi, act. 11, sc. vii.

Dorine répond sur le même ton à Mariane, qui aime mieux se donner la mort que d'épouser Tartuffe :

Fort bien c'est un recours où je ne songeois pas ;
Vous n'avez qu'à mourir pour sortir d'embarras :
Le remède sans doute est merveilleux! J'enrage,
Lorsque j'entends tenir ces sortes de langage (1).

Le même esprit éclate dans la scène où Lucinde désespérée dit: Je veux mourir, ouvre « la fenêtre qui regarde sur la rivière, et... la referme tout doucement (2). » Cette satire comique du suicide est achevée dans l'adieu larmoyant de Covielle: Nous allons mourir (3).

Le suicide, qui tient tant de place dans nos romans et nos drames, paraissait à Molière une folie et un crime tel, qu'il ne le jugeait pas digne de faire un ressort de la comédie: il n'en parlait que pour rire.

Mais cette sorte de suicide ou d'homicide à deux qu'on appelle duel régnait de son temps dans la société. Ni les édits de Richelieu ni ceux de Louis XIV n'avaient pu faire renoncer la noblesse à cette preuve de l'honneur. Molière a parlé du duel, ou l'a mis en action onze fois dans son théâtre (4): il a couvert de

(1) Le Tartuffe, act. II, sc. III.

(2) L'Amour médecin, act. I, sc. VI.

(3) Le Bourgeois gentilhomme, act. III, sc. x.

(4) Le Dépit amoureux, act. V, sc. III; le Cocu imaginaire, sc. xvii; les Fâcheux, act. I, sc. x; act. III, sc. Iv; le Mariage forcé, sc. xvi; le Festin de Pierre, act. III, sc. iv, v; act. V, sc. ш; le Misanthrope, act. II, sc. vii;

ridicule la prétendue bravoure des batteurs de fer comme La Rapière (1), le Maître d'armes de M. Jourdain, ou le Spadassin des Fourberies de Scapin; il s'est moqué hardiment, devant une cour de gentilshommes chatouilleux sur le point d'honneur, de la prétention de faire consister l'honneur dans une provocation bien faite, et un coup d'épée bien donné ou bien reçu; il a fait rire à gorge déployée de l'habileté de M. de Sotenville à bien pousser une affaire; les formes du doucereux Alcidas et la raison démonstrative de M. Jourdain sont devenues proverbiales. Il a loué justement la sage institution du tribunal des maréchaux, chargé de décider si le combat était nécessaire pour vider une querelle difficile ou même impossible à soumettre aux tribunaux ordinaires (2) Il a fermement approuvé le roi de tenir la main à l'exécution de ses édits sur cette matière (3). Enfin

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act. IV, sc. 1; l'Amour peintre, sc. XIII; le Mari confondu, act. I, sc. VIII; le Bourgeois gentilhomme, act. II, sc. III; act. III, sc. III; les Fourberies de Scapin, act. III, sc. II.

(1) « On ne saurait signaler (dans le Dépit amoureux) aucune intention de satire contemporaine, si ce n'est peut-être le passage où un bretteur du nom de La Rapière vient offrir ses services à Eraste qui les refuse avec mépris. Un des meilleurs services qu'ait rendus le prince de Conti aux états de Montpellier, moins de deux ans avant l'époque de la représentation du Dépit amoureux à Béziers, était d'avoir obligé non sans peine la noblesse de Languedoc à souscrire la promesse d'observer les édits du roi contre les duels. » A. Bazin, Notes historiques sur la vie de Molière, 1e partie.

(2) Le Misanthrope, act. II, sc. vii; act. IV, sc. 1. — - On ne peut s'empêcher de regretter, dans notre société, l'absence de cette excellente institution de Louis XIV. Notre roi n'est pas un monarque en peinture:

(3)

...

Il sait faire obéir les plus grands de l'état,

Et je trouve qu'il fait en digne potentat.

Les Fâcheux, act. I, sc. x.

il a declaré avec raison, par la bouche d'Eraste, qu'un homme qui a fait ses preuves n'a pas besoin de cela pour montrer qu'il n'est point un lâche (1).

Si l'on se reporte au temps où Molière écrivait (2), on doit l'admirer d'avoir osé dire si nettement son opinion, et d'avoir si bravement appuyé les efforts de Louis XIV pour abolir l'usage quotidien et vraiment barbare du duel à cette époque.

(1)

J'ai servi quatorze ans, etc.

Les Fâcheux, act. I, sc. x.

La portée morale de cette scène est bien appréciée par J. Taschereau, His-' toire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. I, à la fin.

(2) Voir Loret, Lettre du 6 février 1655. A toutes ces excellentes scènes, il faut joindre les scènes III-x de la Pastorale comique, dont il ne nous reste que quelques paroles chantées, mais qui étaient certainement une satire fort risible du duel.

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