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Cotin, les Quinault (1), et tous ceux qui se mêlent d'écrire sans en être capables. Aujourd'hui, la censure ne s'occupe guère des livres que pour réprimer quelques paroles trop hardies contre le gouvernement ou les mœurs. Celle de Molière et de Boileau était plus utile quand elle proscrivait, de par le ridicule et le bon sens, tout ouvrage

Où la droite raison trébuche à chaque page (2).

Platon avait senti combien il importe à la santé morale des nations que leur littérature soit raisonnable (3). C'est ainsi qu'un bon écrivain est un homme utile, moins pour ce qu'il enseigne que pour l'habitude qu'il donne à ses lecteurs de penser raisonnablement. Les lettres ont leur responsabilité elles peuvent et doivent avoir l'influence excellente de former les esprits au bon sens en ne leur offrant que des œuvres de bon sens ; et les auteurs du temps de Périclès, comme ceux du siècle de Louis XIV, contribuèrent certainement de cette façon à la grandeur de leur patrie. C'est un honneur

(1) Le jugement de Boileau sur Quinault (Sat. II, III, X) doit être maintenu dans toute sa sévérité, malgré l'essai de réhabilitation tenté par Voltaire. Lire les Euvres de Quinault (Paris, 1739, 1778, 1842): Boileau a raison au nom du goût et au nom de la morale. Molière fut moins sévère que son ami, puisqu'il consentit à prendre Quinault pour collaborateur (Psyché, 1671); mais ce fut par nécessité et par ordre, dans des ouvrages auxquels son insouciance l'empêchait d'attacher aucune importance (Voir Le Libraire au Lecteur, au commencement de Psyché).

(2) Boileau, Satire IX, v. 152. (3) Platon, République, liv. III.

à Boileau et à Molière (1) d'avoir voulu, d'avoir su rendre ce service à la France: service bien oublié aujourd'hui, et auquel pourtant elle doit une gloire plus solide que celle des victoires et même de l'industrie, la gloire de l'esprit français (2).

Molière n'était-il pas encore l'utile auxiliaire de Descartes et de Bossuet, quand il se moquait des vieux errements de l'enseignement scolastique et pédantesque en la personne du docte Métaphraste et du révérencieux Bobinet (3)? Ne réclamait-il pas, avec toute la force du fou rire rabelaisien, mais avec plus d'autorité que Rabelais (4), la rénovation de la philosophie, et ne sonnait-il pas (5) aux oreilles des savants la nécessité du bon sens, de l'observation (6)

(1) Toutes les scènes où Molière fait dire des sonnets ou des petits vers sont des chefs-d'œuvre de critique littéraire. On doit mettre au-dessus de toutes les autres celle du Misanthrope (act. I, sc. II): le sonnet d'Oronte séduit le lecteur surpris par l'agrément de l'harmonie et du trait; mais Molière a raison de résister énergiquement à l'invasion de ces colifichets dont le bon sens murmure. Voir plus loin, chap. VII.

(2) D. Nisard, Histoire de la Littérature française, liv. I, chap. 1, § 2, 5.

3,4,

(3) Le Dépit amoureux, act. II, sc. VII; la Comtesse d'Escarbagnas, sc. XVII, XIX.

(4) Voir Pantagruel, particulièrement liv. III, chap. xxxv, xxxvI. (5) Le dépit amoureux, act. II, sc. ix.

(6) Son maître Gassendi lui avait enseigné la valeur de l'observation. Si Gassendi a consacré tant d'érudition et de travail à reconstruire et à réfuter la philosophie d'Epicure, c'était pour mettre en lumière le côté solide de la logique épicurienne, qui est le respect pour l'observation, si étrangement méconnue par Descartes lui-même (Voir surtout Discours sur la Méthode, IVe partie; Les Météores, Discours I et VII, etc.): Syntagma philosophiæ Epicuri, canonica pars I, cap. 11, édit. de Florence, t. III, init.: « Sensus evidentiam voco illam

et de la modestie, dans les scènes de la Jalousie du Barbouillé et du Mariage force (1), qu'on doit conserver dans les archives de l'histoire de la science à côté de l'Arrêt burlesque de Boileau? Et n'y a-t-il pas, dans l'esprit faussé par le pédantisme et l'orgueil, de certaines erreurs qui vont à la folie, et qu'on ne peut réfuter mieux que par des farces folles, comme celle du Docteur aristotélicien, auquel il faut parler à coups de pierre, et du Docteur pyrrhonien, qui ne croit qu'aux coups de bâton (2)? Enfin, le Maître de philosophie de M. Jourdain n'ajoute-t-il pas à tous les préceptes précédents l'excellente leçon qu'un maître doit commencer par prêcher d'exemple (3)?

Jusque dans la triomphante campagne de Molière contre les médecins, campagne qui dura autant que

sentionis speciem cui, remotis omnibus ad judicandum obstaculis, ut distantia, ut motu, ut medio affecto et quæ alia sunt ejusce modi, contradici non potest (can. III, p. 7, col. 1, édit. de Florence). Sensus est criteriorum primum, ad quod provocare quidem a cæteris licet, ipsum vero debet constare per se ac manifestæ esse veritatis, nam si falli omnem sensum dixeris, deerit tibi criterium (can. I, p. 5, col. 2). Sublata sensuum certitudine, tollitur omnis et vitæ gerendæ et rerum gerendarum ratio, etc. (ibid.). »

(1) La Jalousie du Barbouillé (1658), sc. II, VI, le Docteur; le Mariage forcé (1664), sc. vi, Pancrace; sc. VIII, Marphurius. - Mais sur ce point, quelle que soit la portée morale de Molière, ceux qui lui attribuent une intention formelle de réforme scolaire se trompent (J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. II). Molière ne se proposait pas « le but d'empêcher la confirmation d'un arrêt du Parlement qui prononçait peine de mort contre ceux qui oseraient combattre le système des Pancrace et des Marphurius : » Molière se proposait de faire rire à son théâtre, comme il avait ri à la lecture de Rabelais. Voir plus haut, chap. I.

(2) Le Mariage forcé, sc. VI, VIII.

(3) Le Bourgeois gentilhomme, act. II, sc. iv, VI.

sa vie, puisqu'elle commença avec sa première farce du Médecin volant (1), et ne se termina que par la cérémonie du Malade imaginaire où il mourut (2), il y a quelque chose d'utile et de moral. La cruelle, horrible exactitude de la satire contre les docteurs qui causent de leurs petites affaires pendant que le malade agonise (3); contre ceux qui laissent mourir le malade pour régler entre eux une querelle de préséance (4); contre ceux qui, après avoir saigné quinze fois (5) l'infortuné sujet de leur expérience ou plutôt de leur ignorance, déclarent que, s'il ne guérit point, c'est signe que la maladie n'est pas dans

(1) 1650?

(2) 1673. Les pièces à médecins de Molière sont : le Médecin volant, 1650?; le Festin de Pierre, 1665; l'Amour médecin, 1665; le Médecin malgré lui, 1666; Monsieur de Pourceaugnac, 1669; le Malade imaginaire, 1673. (3) L'Amour médecin, act. II, sc. III.

(4) Id., act. II, sc. III, IV.

(5) Ceci n'est point une invention de Molière c'est l'exact et affreux récit de la mort de son maître Gassendi en 1656: « Sentant ses forces anéanties par neuf saignées successives, et se trouvant entouré de ses amis et de plusieurs médecins célèbres, Gassendi demanda timidement s'il ne serait pas à propos de renoncer à la saignée qu'il se croyait incapable de supporter davantage. Le plus âgé des docteurs était à son chevet, et après un examen attentif inclinait déjà avec l'un de ses collègues à épargner au malade une nouvelle émission de sang; mais je ne sais quel autre docteur, se promenant à grands pas dans la chambre, soutint obstinément le contraire, et ramena à son opinion ses collègues déjà presque décidés. Gassendi ne résista plus..., et s'en remit à la Providence. Mais ce ne fut pas la dernière saignée (la dixième), et il en subit encore quatre autres. Potier, d'accord avec lui, essaya d'en esquiver une en faisant croire qu'elle avait été faite avant l'arrivée du médecin; mais cet innocent mensonge ayant été fortuitement découvert ne servit qu'à lui attirer une rude mercuriale, et à faire exécuter, sous les yeux du médecin même qui envoya chercher le chirurgien à l'instant, une saignée plus copieuse encore. » (Vie de Gassendi par Sorbier, en tête de ses Euvres, Florence, 1728.) Boileau ne faisait donc pas une figure de rhétorique quand il disait : L'un meurt vide de sang... (Art poétique, ch. IV, v. 6).

le sang, et qu'ils vont le purger autant de fois pour voir si elle n'est pas dans les humeurs (1): toutes ces scènes-là, et bien d'autres, qu'elles sont poignantes, mais qu'elles sont vraies (2)! Quel rappel énergique à tout un corps d'hommes instruits, que leurs fonctions sont fonctions de charité, sont devoirs impérieux et sacrés comme ceux du prêtre envers l'humanité souffrante, et non pas seulement matière à lucre, à honneurs (3), et même à science (4)!.

Le devoir ! il n'y a pas de position dans le monde ni de circonstance dans la vie, où l'honnête homme puisse s'y soustraire partout et toujours, il y a

(1) M. de Pourceaugnac, act. I, sc. viii.

(2) Voir les Lettres de Guy Patin, éd. Réveillé-Parise, Paris, 1846.

(3) « La jurisprudence, la médecine et les autres sciences apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les cultivent... Et ni l'honneur ni le gain qu'elles promettent n'étoient suffisants à me convier à les apprendre. » Descartes, Discours sur la Méthode, 1re partie.

(4) Il faut attribuer au bon sens et au cœur de Molière sa guerre aux médecins, et se garder d'accepter la singulière explication de A. Bazin : « Cet homme, qui se moquait si bien des prescriptions et des remèdes, se sentait malade: avec une dose ordinaire de faiblesse, il aurait demandé à tous les traitements une guérison peut-être impossible. Ferme et emporté comme il était, il aima mieux nier d'une manière absolue le pouvoir de la science, lui fermer tout accès auprès de lui... Il y avait donc dans son fait, à l'égard de la médecine, quelque chose de pareil à la révolte du pécheur incorrigible contre le ciel, une vraie bravade d'incrédulité, etc. » (Notes historiques sur la vie de Molière, part. II). C'est puéril et faux: Molière n'a pas plus nié la médecine que la religion ou la vertu : il a distingué la vraie de la fausse. Il a dit que de son temps « les ressorts de notre machine étoient des mystères où jusque-là les hommes ne voyoient goutte, » ce qui était vrai alors; et il a déclaré formellement que « ce n'étoit point les médecins qu'il jouoit, mais le ridicule de la médecine, » ce qui était juste alors. (Le Malade imaginaire, act. III, sc. 111). — Voir sur cette question, qui vaut un livre à elle seule, M. Raynaud, les Médecins au temps de Molière, 1862,

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