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quelque devoir, grand ou petit, à accomplir; et partout et toujours Molière montre la manière la plus digne et la meilleure de s'en acquitter. Ce n'est pas l'usage des drames ni des romans de donner beaucoup de place au devoir sous ce rapport, Molière a le mérite et l'honneur d'être plus moral et plus vrai. Il ne conçoit ni ne peint l'abstraction romanesque de l'homme qui n'a rien à faire qu'à suivre l'appât du plaisir ou la pente de la sensibilité : ses conceptions, si artistiques qu'elles soient, conservent toujours quelque chose de pratique.

L'honnête homme doit être maître de lui cette noble modération est une vertu capitale dont rien ne le peut dispenser. Il doit résister à tous les mouvements violents par lesquels une passion, même honorable, peut conduire à la colère (1). Il n'y a pas de circonstance si grave qu'elle lui permette d'abdiquer sa puissance sur soi-même ruiné dans sa fortune, dans son amour, qu'il garde, jusque dans ces émotions extrêmes, la force de se modérer (2). C'est la vraie grandeur de l'homme, car la vraie

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(1) L'Etourdi, act. III, sc. Iv; le Dépit amoureux, act. III, sc. vii; le Cocu imaginaire, sc. xx1; le Prince jaloux, act. II, sc. v; act. IV, sc. vII, VIII; le Festin de Pierre, act. III, sc. v; le Tartuffe, act. III, sc. Iv, v; act. V, SC. II; le Bourgeois gentilhomme, act. II, sc. IV, VI; les Fourberies de Scapin, act. II, sc. v,

etc.

(2) Le Misanthrope, act. IV, sc. 11; act. V, sc. 1, VIII; le Tartuffe, act. V, SC. I, IV, VI, VII; l'Avare, act. V, sc. III; les Femmes savantes, act. V,

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pensée est celle qui reste calme et maîtresse (1). Mais ce calme du sage n'est ni l'indifférence (2) ni l'orgueil (3) il faut que, toujours maître de soi, l'honnête homme supporte bravement le mal sans jamais se lasser de faire le bien (4); que, malgré tous les défauts des autres, il reste pour eux indulgent, bienveillant, serviable (5); qu'il ne soit pas simplement un homme honnête et bon, mais un homme instruit, aimable, capable de conversation, spirituel s'il peut (6); qu'il répande autour de lui nonseulement le bien, mais l'agrément, et que toutes ses qualités ne lui donnent jamais un sentiment d'amour-propre (7); qu'il ait, avec la modestie, la dignité et les bonnes manières sans affectation (8); qu'il songe même à la façon de s'habiller, sans être négligé ni ridicule, mais aussi sans outrer la mode (9);

(1) Pascal, Pensées.

(2) Le Misanthrope, Philinte.

(3) Le Festin de Pierre, don Juan; le Misanthrope, Alceste.

(4) L'Ecole des Maris, Ariste; l'Ecole des Femmes, Chrysalde.

(5) Le Tartuffe, Cléante; les Femmes savantes, Ariste; le Malade imaginaire, Béralde.

(6) Les Femmes savantes, Clitandre.

(7) L'Ecole des maris, Ariste et Sganarelle; l'Ecole des Femmes, Chrysalde et Arnolphe; les Femmes savantes, Trissotin, Vadius, Clitandre; les marquis, les pédants, les médecins, etc.

(8) Les marquis; tous les Aristes, Clitandre des Femmes savantes, etc. (9) L'Ecole des maris, act. I, sc. I:

Toujours au plus grand nombre on doit s'accommoder,

Et jamais il ne faut se faire regarder ;

L'un et l'autre excès choque, et tout homme bien sage
Doit faire des habits ainsi que du langage,
N'y rien trop affecter, et sans empressement
Suivre ce que l'usage y fait de changement.

qu'avec une juste libéralité il évite soigneusement les excès de luxe dans la toilette comme dans la vie, et qu'il ne sacrifie point son bien ni sa famille aux inutiles satisfactions de la vanité, ou aux prétendues exigences du monde (1) ce chapitre est infini, et Molière semble n'avoir pas oublié un seul des éléments, même les plus insignifiants en apparence, dont doit se composer cette perfection de la société polie, l'honnête homme.

(1) Tous les marquis, le Bourgeois gentilhomme, etc.

CHAPITRE IV.

JUGEMENT SUR LES HOMMES DE MOLIÈRE.

Mais, à ce compte, Molière est donc un moraliste; il enseigne donc les règles de la vertu ; il met donc en pratique le précepte d'Horace traduit par Boileau :

Qu'en savantes leçons votre muse fertile

Partout joigne au plaisant le solide et l'utile (1).

Eh! non

Molière est un comédien; Molière veut nous divertir. Il y réussit admirablement par la peinture de nos vices et de nos ridicules. Et comme le contraire du vice et du ridicule est le bien, en poursuivant tous les vices et tous les ridicules, il montre par contraste le bien sous toutes ses faces. Il choisit pour sujet ce qui nous intéresse le plus nousmêmes. Et nous ne pouvons nous voir, nous, notre cœur, nos passions, nos faiblesses et nos crimes, sans réfléchir tout en riant. Il est honnête et plein de bon sens, en sorte qu'il se fait de l'honnêteté une idée élevée et pratique, qu'on peut dégager de l'ensemble de ses tableaux. Cette idée est digne qu'on la recherche et qu'on l'étudie, parce que c'est l'idée d'un observateur hors ligne et d'un génie exceptionnel; il

(1) Art poétique, ch. IV, v. 87.

est utile de la bien connaître pour se rendre compte de l'influence morale d'un auteur si attachant. Mais s'il était un moraliste, il l'aurait dégagée lui-même : il ne l'aurait pas laissée obscure au point que des hommes comme Bossuet et J.-J. Rousseau, pour prendre les extrêmes parmi ses critiques, aient pu se mépren. dre sur ses pensées et ses intentions. Comme son but est d'émouvoir agréablement (1), il mêle dans une proportion artistique le bien et le mal chez ses personnages (2), en sorte qu'il faut un effort de réflexion pour discerner au fond et son opinion et son influence. Sans doute, il blâme les mœurs de don Juan; mais pourtant il le présente séduisant, héroïque, et ne lui donne pour contradicteur qu'un valet absolument ridicule (3). Il blâme la brutalité d'Alceste, et le fait pourtant si vertueux qu'on l'admire malgré soi (4). Aux Sganarelles et aux Arnolphes, il oppose des Aristes d'une modération exagérée (5), aux Misanthropes, des Philintes égoïstes dont le calme indifférent pourrait faire croire que l'homme parfait de Molière est un sceptique indulgent (6). Il condamne absolument Tartuffe (7), et le met aux prises avec un bourgeois sot et crédule, qu'on verrait sans pitié ruiné par l'impos

(1) Voir plus haut, chap. I, p. 3 et 13.

(2) Id., chap. I, p. 9 et 18.

(3) Id., chap. II, p. 22, et plus loin, chap. XI.

(4) Id., chap. III, p. 44.

(5) Voir particulièrement l'Ecole des Maris, act. 1, sc. 11; act. III, sc. vi,

VIII, IX, Ariste; l'Ecole des Femmes, acte I, sc. 1, Chrysalde.

(6) Voir plus haut, chap. III, p. 52.

(7) Id., chap. II, p. 29.

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