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teur s'il n'avait une femme et des enfants intéressants (1). Enfin il combine tous les sentiments de la façon la plus propre à plaire et à faire rire, en sorte que ce n'est pas sans peine ni sans quelque chance d'erreur que, cherchant en ses ouvrages ce qu'il ne tenait pas à y mettre, on arrive à en tirer les beaux préceptes d'honnêteté exposés dans le précédent chapitre.

Oui, ils sont beaux; mais ils ne sont point là spécialement pour instruire; ils s'y trouvent seulement au nom de l'art et du génie; ils font partie de la matière humaine remuée et transformée par ce hardi créateur; ils ajoutent à l'intérêt, à l'émotion, au charme victorieux qui domine la foule enivrée. Mais toute cette étude du cœur humain, si profonde, si philosophique même, Molière ne s'y est pas livré dans un but moral, pas plus que Raphaël n'a étudié les muscles et le squelette pour devenir un chirurgien ; il n'a pas fait ses drames les plus moraux pour instruire, pas plus que Michel-Ange n'a taillé ses torses pour enseigner la myologie. Leur but, à tous, c'est l'art. Pour le peintre et le sculpteur, l'art est une belle tête sur la toile, qui nous fasse penser, ou un beau corps de marbre, qui nous émeuve; pour le comédien, une bonne comédie qui fasse rire. Le rire est son bien; il le puise à toute source: si la source en est morale, instructive, tant mieux; quand elle ne l'est point, il y puise quand même; et cette belle médaille

(1) Voir plus loin, chap. VI.

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de Molière philosophe et moral a un revers frappé d'immoralité.

Il faut protester contre le jugement raffiné de Boileau :

Dans ce sac ridicule où Scapin s'enveloppe,

Je ne reconnois plus l'auteur du Misanthrope (1).

Si vraiment, on reconnaît l'auteur comique (2) : sa verve n'est pas moindre, et il ne traite pas le bouffon avec moins de génie que l'agréable et le fin (3). Au point de vue de l'art, on ne doit pas plus blâmer les farces de Molière que les grimaces des damnés dans la fresque de la chapelle Sixtine. Seulement, la morale n'y est plus; et on ne le lui reproche pas, puisqu'il atteint son but, qui est de divertir irrésistible

(1) Art poétique, ch. III, v. 399. Voir plus haut, chap. 1, p. 10, note 2. Mais ce n'est pas un motif pour s'associer à l'injuste rigueur du dix--huitième et du dix-neuvième siècle contre Boileau. Il ne faut pas exiger de lui d'avoir été en toute circonstance et toujours l'interprète absolu de la raison et du bon sens, sans erreur ni défaillance aucune. S'il s'est montré trop rigoureux pour le sac de Scapin et les autres farces de Molière, s'il a été cruellement silencieux pour son ami La Fontaine, ces fautes de son esprit, mais non de son cœur, sont excusées par la lutte sans pareille qu'il a eue à soutenir pour rejeter en dehors de la civilisation littéraire de la France les turlupinades et les gaillardises. On doit comprendre qu'il ait été offusqué par les audacieuses plaisanteries de Scapin, comme par la gracieuse luxure des Contes, qui ne lui permettait pas de bien voir le mérite transcendant des Fables. Son horreur pour Tabarin était si juste et si nécessaire, qu'il n'admettait pas la possibilité de son alliance avec Térence (Art poétique, ch. III, v. 398).

(2)

« On reconnaît encor l'auteur du Misanthrope. »

M. Roux, Réflexions sur le Misanthrope, dans les Actes de l'Académie de Bordeaux, 3e fascicule, 1866.

(3) Boileau, Art poétique, ch. III, v. 397.

ment. On se contente de juger que Molière a un grand sens moral, une grande influence morale, mais encore une fois n'est point moraliste.

Qui ne condamnera, au point de vue moral, toute la longue comédie de l'Etourdi (1), où, d'un bout à l'autre, l'auteur étale la conduite d'un fils débauché, doublé d'un valet digne des galères (2), travaillant ensemble, de la façon la plus plaisante du monde, à duper et à voler un vieux père et son vieil ami (3)? Ce qui ajoute à l'immoralité du spectacle, c'est le caractère méprisable donné aux vieillards (4), qui fait excuser d'autant plus volontiers les joyeuses manœuvres des deux jeunes escrocs. La comédie s'ouvre sur cette belle déclaration, prononcée doctoralement par l'admirable Mascarille :

D'un censeur de plaisirs ai-je fort l'encolure,

Et Mascarille est-il l'ennemi de nature?
Vous savez le contraire, et qu'il est très-certain

Qu'on ne peut me taxer que d'être trop humain (5).

Il n'est pas besoin de donner des explications sur la nature et l'humanité de ce valet philosophe. Avec cette vertu peu scrupuleuse, on n'a pas honte de pratiquer agréablement le vol à la tire (6) et autres

(1) 1653.

(2) Lélie et Mascarille.

(3) L'Etourdi, acte I, sc. VI, IX; acte II, sc. III, IV, etc.

(4) Voir plus loin, chap. X.

(5) L'Etourdi, acte I, sc. 11.

(6) Id., acte I, sc. vi.

plaisanteries que la justice a le tort de trouver mauvaises. Que tout cela soit fort réjouissant, nul n'en disconvient; mais n'est-il pas funeste pour la morale de forcer, pendant deux heures, l'honnête spectateur à trouver plein de grâce et d'intérêt le plus insigne des voleurs et des fourbes ? N'en résulte-t-il pas dans l'âme un adoucissement de cette haine pour le mal que Molière a si bien enseignée ailleurs (1)? Y a-t-il rien de plus révoltant que de faire rire de la ruse d'un fils qui fait argent du faux bruit de la mort paternelle, et qui, tout en larmoyant, emprunte pour ces prétendues funérailles de quoi se payer des maîtresses (2)? Tout cela est si gaiement présenté, qu'il est bien difficile de ne pas oublier toute la morale outragée pour applaudir au succès de la ruse, et quoiqu'il ne s'agisse que de crimes imaginaires, le rire devient une complicité réelle.

Il est inutile de passer en revue tous les exploits parfaitement comiques, quoique pendables, de ce héros qui veut

Qu'au bas de son portrait on mette en lettres d'or :
Vivat Mascarillus, fourbum imperator (3)!

Mais il importe d'insister sur l'immoralité d'un spectacle où l'intérêt, le charme, la passion sont sans cesse inspirés par des hommes indignes, chez

(1) Voir plus haut, chap. II et III.

(2) L'Etourdi, act. II, sc. Iv. (3) Id., act. II, sc. XI.

qui l'auteur fait survivre des qualités d'esprit et de cœur inconciliables avec la bassesse de leurs actions, en sorte qu'on leur pardonne leur vice en faveur de leur grâce, de leur sensibilité, de ce reste d'honneur qui leur a été artistement laissé; et le gai spectacle de leurs succès finit par insinuer doucement au spectateur séduit, que le vice, après tout, n'est pas si noir qu'on le fait.

Ce n'est pas une fois que Molière a mis sur le théâtre ces conduites criminelles, fardées sous l'excellent comique de sa verve intarissable, et rendues excusables en apparence par le caractère de ceux contre qui elles sont dirigées.

Le Sganarelle et le Valère du Médecin volant ne sont pas plus estimables que Mascarille et Lélie, quand ils inventent la farce insensée par laquelle ils enlèvent sa fille au bonhomme Gorgibus (1).

Le Mascarille du Dépit amoureux (2) ne vaut guère mieux que son aîné de l'Etourdi, et s'il ne pratique pas la même conduite, c'est moins par vertu que faute d'occasion.

Le Sganarelle du Cocu imaginaire, avec ses plaisanteries et ses actes grivois (3), est un type si peu ho

(1) Le Médecin volant, sc. x.

(2) 1654.

(3) Le Cocu imaginaire (1660), sc. Iv et passim. - « Le personnage de Sganarelle est trop souvent invraisemblable pour offrir toujours de l'intérêt, trop souvent bouffon pour être toujours comique. C'est un de ces caractères de convention, une de ces caricatures de fantaisie, assemblage bizarre de trivialité et de bonne plaisanterie, de verve et de grossièreté, etc. » J. Taschereau, (Histoire de

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