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pour se redresser ensuite dans toute la rigueur du devoir.

Il faut une intelligence cultivée et un effort de réflexion pour discerner, dans les Hommes de Molière, les principes d'honnêteté qu'il y a mis il ne faut que voir, et suivre l'entraînement du rire, pour approuver le vice qui y est étalé. Il est vrai que c'est d'une part un vice évidemment condamné par le sens universel; d'autre part une honnêteté supérieure, sublime. Mais, en somme, sur ce théâtre, le vice est trop séduisant, l'honnêteté trop dissimulée. A la lumière de la rampe, qui pense d'Alceste ce qui en a été dit au chapitre précédent? et qui hésite à battre des mains au triomphe de Scapin? Le bien est à peine entrevu; le mal illuminé et applaudi sans restriction. Je ne parle ni de vous, ni de moi, mais du peuple qui, depuis deux cents ans, vient tous les soirs remplir ce théâtre. Et quand je dis peuple, je ne dis pas populace: mais tout le public pour qui Molière écrivait, et dont l'immense majorité va toujours croissant, tandis que diminue le petit groupe des rêveurs qui usent le temps à penser.

Ces réflexions n'ôtent rien à la valeur artistique de toutes les œuvres de Molière, ni à la portée morale de plusieurs, ni à l'éclat du bon sens qui brille par traits saillants jusque dans les plus folles scènes ; mais elles sont nécessaires si l'on veut se rendre compte de la morale de Molière.

Enfin, le moraliste a encore un reproche à faire.

Tous ces entremetteurs infâmes, tous ces valets, âmes damnées du vice et de la débauche, travaillent cependant à des causes justes, nobles, touchantes; ils sont tendres, compatissants, désintéressés; ils ont un esprit qui touche au génie cela est faux dans la réalité. Quoique l'homme soit un insondable mélange de bien et de mal, c'est erreur d'imaginer que les qualités les plus délicates puissent s'accoupler avec les vices les plus honteux. Un pareil contraste peut ajouter à l'intérêt, à l'émotion; mais c'est un mensonge moral.

Dans l'Avare, il y a une invraisemblance qui est une faute; c'est que Valère, présenté à la fin sous les plus nobles couleurs (1), et montré dès le début comme plein des plus nobles sentiments (2), puisse allier cette hauteur d'âme avec le misérable rôle auquel il s'est soumis par choix entrer par un mensonge dans une maison, et, contre son propre cœur, y maltraiter volontairement, malgré toute raison, de pauvres domestiques qui n'en peuvent mais (3); c'est incompatible avec tant de constance, d'esprit et de cœur.

A Valère il faut joindre Lélie de l'Etourdi on n'a pas à la fois un amour si élevé et de si vils instincts. Le même reproche s'adresse au Valère du Mariage forcé, au Clitandre de l'Amour médecin, à l'Adraste de

(1) L'Avare, act. V, sc. IV, V, VI.

(2) Id., act. I, sc. I.

(3) Id., act. III, sc. v, vi.

l'Amour peintre, au Valère du Médecin malgré lui, à l'Eraste de M. de Pourceaugnac, à l'Octave et au Leandre des Fourberies de Scapin: tous ces jeunes hommes mêlent des ruses honteuses, dégradantes, à la noblesse d'un amour qui touche au sublime par le dévouement et la délicatesse. Tant d'honneur fait qu'on a de la tolérance pour leurs basses intrigues, et qu'on ne voit pas qu'ils s'y déshonorent. Peut-on aimer comme le Dorante du Bourgeois gentilhomme, et voler en même temps l'or, les bagues même que l'on offre à sa maîtresse; la laisser entretenir par un vieux fou qu'on flatte, et faire argent de l'honneur de celle qu'on veut s'attacher par un lien sacré (1)?

Qu'on ne dise point que cela importe peu à la morale. Une des principales immoralités des romans et des drames, c'est de faire croire à la possibilité de l'alliance de vices et de vertus incompatibles. C'est par là qu'on arrive aux saints forçats de M. Victor Hugo (2). Cela produit de l'effet sans doute, mais surtout l'effet de nous donner dans la pratique moins d'horreur pour les vices réels auxquels nous cédons, en nous excusant sur la compensation que nous établirons par des mérites et des vertus possibles, dont

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(1) Le Bourgeois gentilhomme, act. III, sc. IV, VI, XVIII, XIX; act. ÍV, sc. 1. Dans cette circonstance, Molière tombe certainement sous le coup du chap. V des Maximes et Réflexions sur la Comédie de Bossuet : Si la comédie d'aujourd'hui purifie l'amour sensuel en le faisant aboutir au mariage : « Encore que vous ôtiez en apparence à l'amour profane ce grossier et cet illicite dont on auroit honte, etc. » Ce n'est que par convenance que la belle marquise finit par épouser Dorante. Voir d'ailleurs, sur ce chapitre de Bossuet, plus loin, chap. VIII. (2) Les Misérables.

nous n'avons pas même l'intention. Ici le moraliste se rencontre avec le poëte pour insister sur le précepte inattaquable d'Horace : Et sibi constet (1).

Que conclure? Et que dire en sortant d'un spectacle qui a commencé par le Misanthrope, et qui se termine par les Fourberies de Scapin?

La vérité : c'est que l'auteur atteint, dans tous les genres, au sublime du comique, et qu'il est un comédien parfait.

Et s'il faut lui reprocher de nous avoir souvent forcés à applaudir ce que nous devons condamner, d'avoir maintes fois employé la puissance de son génie à flétrir la fleur de notre sens moral par l'entraînement du rire, il faut, sans lui pardonner cette erreur, lui rendre la justice que personne n'a plus fermement parlé le langage du bon sens, qui doit nous conduire dans la pratique de la vie ; personne n'a mieux compris ni montré quel ensemble de vertus supérieures doit se rencontrer en un homme pour qu'il soit honnête homme. En cela, sa gloire ne peut être ternie par les Sbrigani ou par les Scapins. Quand on se demande quel est l'honnête homme de Molière, on se dit qu'en somme c'est celui qui fuit tous les vices, qui évite tous les travers condamnés et flagellés dans tant de comédies excellentes ; et qui sait

(1)

Si quid inexpertum scenæ committis, et audes
Personam formare novam, servetur ad imum

Qualis ab incepto processerit, et sibi constet.

Horace, Epistolæ, lib. II, III, 125.

comme le Clitandre des Femmes savantes, à toutes les qualités de la fortune (1), de l'esprit (2), de la naissance (3), joindre des mœurs pures, une probité intacte (4), une franchise pleine d'honneur (5), une bienveillance indulgente (6), une tendresse de cœur élevée (7), un dévouement et un désintéressement absolus (8). En lui, Molière a entrepris de produire le type idéal, quoique humain, de l'homme accompli,

Homme d'honneur, d'esprit, de cœur et de conduite (9),

à qui ne manque ni la rigide honnêteté d'Alceste ni la grâce de don Juan; qui unit au raffinement d'esprit et à la politesse qu'offrait la cour de Louis XIV, la solidité du bon sens, la douceur de la charité et l'énergie du devoir (10); qui devient, en vieillissant, le bon, raisonnable et aimable Cléante du Tartuffe (11).

(1) Les Femmes savantes (1672), act. V, sc. v.

(2) Id., act. I, sc. III; act. IV, sc. III.

(3) Id., act. II, sc. II.

(4) Id., act. I, sc. II.

(5) Id., act. I, Sc. II, IV; act. IV, sc. II.

(6) Id., act. IV, sc. II.

(7) Id., act. I, sc. II; act. III, sc. Ix; act. IV, sc. II, VII, VIII.

(8) Id., act. V, sc. v.

(9) Id., act. II, sc. I.

(10) Il faut joindre à Clitandre le Dorante de la Critique de l'Ecole des Fem mes, qui n'est autre que lui dans une autre scène et sous un autre nom : mais l'homme est le même (sc. VI, VII). C'est encore lui que joue Brécourt dons l'Impromptu de Versailles (sc. I, III), et lui que fait Ergaste dans les Fâcheux : on le retrouve, plus jeune, dans le Cléonte du Bourgeois gentilhomme (act. III, SC. XII).

(11) Le Tartuffe, act. I, sc. I, II, III; act. IV, sc. I, II, III; act. V. Voir en

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