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grands artistes. On va à la comédie pour s'amuser : et vraiment oui, Molière s'en allait content quand on avait ri.

Que Molière ait quelquefois prétendu que ses comédies avaient un but moral (1), soit par nécessité, soit par une de ces illusions communes aux auteurs, qui sont facilement entraînés à s'exagérer la portée de leurs œuvres, soit plutôt par une réflexion après coup sur l'influence morale qu'elles pouvaient avoir (2), il n'est pas moins vrai qu'il se faisait une opinion plus modeste de ce que peut être la bonne comédie au point de vue de la morale : « J'avoue, dit-il, qu'il y a des lieux qu'il vaut mieux fréquenter que le théâtre; et si l'on veut blâmer toutes les choses qui ne regardent pas directement Dieu et notre salut, il est certain que la comédie en doit être, et je ne trouve point mauvais qu'elle soit condamnée

(1) « Si l'emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, je ne vois pas par quelle raison il y en aura de privilégiés... Nous avons vu que le théâtre a une grande vertu pour la correction... Rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts... La comédie n'est autre chose qu'un poëme ingénieux, qui par des leçons agréables reprend les défauts des hommes... On doit approuver les pièces de théâtre où l'on verra régner l'instruction et l'honnêteté. » (Préface du Tartuffe.) « Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant..., j'avois eu la pensée que je ne rendrois pas un petit service à tous les honnêtes gens, etc. » (Premier placet sur le Tartuffe.) Il est à remarquer qu'on ne trouve que là, dans tout Molière, l'idée que la comédie puisse avoir un but moral.

(2) Peut-être aurait-on trouvé des idées de ce genre dans les Remarques que Molière comptait donner un jour sur ses pièces, comme il le dit dans la Préface des Fâcheux.

avec le reste. Mais supposé, comme il est vrai, que les exercices de la piété souffrent des intervalles, et que les hommes aient besoin de divertissement, je soutiens qu'on ne leur en peut trouver un qui soit plus innocent que la comédie (1). »

Innocent, c'est trop dire: mais est-ce là le langage d'un homme qui veut enseigner la morale ?

S'il avait eu l'intention d'enseigner quelque chose, il faudrait lui reprocher d'avoir dissimulé son enseignement avec tant d'habileté, qu'il y a telles de ses pièces où les critiques n'ont pas su se mettre d'accord pour deviner son opinion, comme le Misanthrope, par exemple, objet de tant d'interprétations, de louanges, de blâmes et même d'anathèmes (2). Quand on veut instruire, on ne cache pas sa doctrine sous des voiles si brillants et si impénétrables. II y a un plus grand nombre de ses pièces où, avec toute la bonne volonté du monde, on ne peut trouver d'autre intention que l'intention formelle de faire rire, mais de ce rire convulsif qui prenait Nicole, à la vue de M. Jourdain en habit de marquis (3), et secouait encore son ombre aux enfers (4). Qui pré

(1) Préface du Tartuffe. - « Il ne me soucie guère que le théâtre soit une succursale du temple ou une annexe de l'école, et, sans lui donner une mission si haute, je me contente de le trouver un lieu commode pour y passer agréablement quelques bonnes heures d'un temps bien perdu, sans remords ni regrets. » Gatien-Arnoult, Réponse au remerciment de M. Gustave d'Hugues (Académie des jeux Floraux, 1866).

(2) Voir plus loin, chap. III, p. 43.

(3) Le Bourgeois gentilhomme, act. I, sc. I. (4) Brécourt, L'Ombre de Molière, sc. IX.

tendra jamais découvrir un but moral à l'Amphitryon ou au Malade imaginaire, a moins que dans celui-ci Molière n'ait voulu instruire l'humanité du danger de prendre trop de remèdes, et lui prêcher dans celui-là les joies de l'adultère (1)? Pour d'autres pièces, comme l'Avare (2) ou le Festin de Pierre (3), ne faudrait-il pas avouer que le sublime talent déployé par l'auteur était vraiment superflu pour développer le lieu commun que l'avarice est un vice honteux, et que les débauchés font souvent une mauvaise fin?

D'ailleurs, les types mis sur le théâtre sont peu propres à instruire, parce qu'ils sont artistiques. Il n'y a jamais eu d'avares comme Harpagon ni de débauchés comme don Juan, pas plus qu'il n'y a eu de femmes comme la Vénus de Milo. C'est en cela que le génie est créateur, quand il compose pour plaire quelque figure idéale, conforme à l'humanité, mais différente d'elle pourtant. Dans une mesure fixée par son goût, il outre les vertus ou les vices humains, afin d'attacher les regards par des traits saillants, et de remuer les âmes par des émotions supérieures. C'est là sa gloire; mais c'est aussi ce qui rend ses œuvres peu instructives, et leur ôte le caractère d'exemples, qu'elles devraient avoir pour enseigner avec fruit la morale. On peut voir nettement la différence

(1) Voir plus loin, ch. IX.
(2) Id., chap. II, p. 33.
(3) Id., chap. II, p. 22.

de l'artiste dramatique et du moraliste dans la critique de Tartuffe faite par La Bruyère (1): La Bruyère a raison, quand il dit que l'hypocrite dans la réalité n'agit point comme Tartuffe; et Molière a raison quand, sur la scène, il fait agir son Tartuffe autrement que l'hypocrite réel. Le moraliste, dans les portraits qu'il trace, distingue le bien et le mal pour enseigner à fuir l'un et à rechercher l'autre l'auteur dramatique les met en contraste lumineux pour exciter les émotions, et s'inquiète médiocrement d'être vrai, pourvu qu'il soit émouvant (2).

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Enfin, qu'est-ce encore une fois que la science du

(1) « Il ne dit point ma haire et ma discipline, au contraire : il passeroit pour ce qu'il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu'il n'est pas, pour un homme dévot; il est vrai qu'il fait en sorte que l'on croie, sans qu'il le dise, qu'il porte une haire et qu'il se donne la discipline... S'il se trouve bien d'un homme opulent à qui il a su s'imposer, dont il est le parasite, et dont il peut tirer de grands secours, il ne cajole point sa femme, il ne lui fait du moins ni avance ni déclaration: il s'enfuira, il lui laissera son manteau, s'il n'est aussi sûr d'elle que de lui-même. Il est encore plus éloigné d'employer pour la flatter et pour la séduire le jargon de la dévotion; ce n'est point par habitude qu'il le parle, mais avec dessein, et selon qu'il lui est utile, et jamais quand il ne serviroit qu'à le rendre très-ridicule... Il ne s'insinue jamais dans une famille où se trouvent tout à la fois une fille à pourvoir et un fils à établir: il y a là des droits trop forts et trop inviolables; on ne les traverse point sans faire de l'éclat, et il l'appréhende; sans qu'une pareille entreprise vienne aux oreilles du prince, à qui il dérobe sa marche, par la crainte qu'il a d'être découvert et de paroître ce qu'il est. » La Bruyère, Les Caractères, De la Mode.

(2) Ce manque de vérité et même quelquefois de vraisemblance, qui est un caractère des œuvres artistiques, a été reproché à Molière par les critiques qui ne se sont pas placés au point de vue de l'art : « Il a outré souvent les caractères. Il a voulu par cette liberté plaire au parterre, frapper les spectateurs les moins délicats, et rendre le ridicule plus sensible. Mais quoiqu'on doive marquer chaque passion dans son plus fort degré et par ses traits les plus vifs pour en mieux montrer l'excès et la difformité, on n'a pas besoin de forcer la nature et d'abandonner le vraisem→

bien et du mal, dans les œuvres d'un comédien qui ne la fonde que sur la crainte du ridicule, c'est-à-dire sur l'amour-propre, et qui ne peut guère offrir à sa morale d'autre sanction sensible qu'un miracle, une intervention directe de Dieu (1) ou du roi (2), venant à point nommé prouver, par leur autorité indiscutable, qu'il ne fait pas bon les braver ? S'il y

(et on le recherchera (3)), dans la comédie de Molière, une autre sanction morale que le ridicule ou le miracle, c'est une sanction cachée, comme la morale elle-même, et par là bien différente de celle que doit proposer un vrai moraliste.

Sans doute, on peut trouver la morale partout. Un être libre, l'homme, ne peut rien faire où elle ne soit intéressée plus ou moins. Mais elle n'est ni le

blable. » Fénelon, Lettre à l'Académie françoise, VII. solu du vrai qui a fait dire à Boileau :

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C'est par là que Molière illustrant ses écrits
Peut-être de son art eût remporté le prix,
Si, moins ami du peuple, en ses doctes peintures,
Il n'eût point fait souvent grimacer ses figures.

Art poétique, III, 393.

Boileau, peintre élégant de portraits, ne comprenait pas que des grimaces pussent être artistiques, sublimes même. Molière, qui voulait faire rire, cherchait au contraire ces exagérations, et pensait qu'on ne devait ni les blâmer ni s'en offenser: « Les véritables savants et les vrais braves ne se sont point encore avisés de s'offenser du Docteur de la comédie, et du Capitan, non plus que les juges, les princes et les rois, de voir Trivelin ou quelque autre, sur le théâtre, faire ridiculement le juge, le prince on le roi. » Préface des Précieuses ridicules. (1) Dénoûment du Festin de Pierre.

(2) Dénoûment du Tartuffe.

(3) Voir plus loin, chap. XI.

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