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Mais, sans doute, empêcher les femmes d'être coquettes et façonnières n'était pas une moindre tâche que de rendre les médecins instruits, charitables et modestes; car, pour elles comme pour eux, Molière se crut obligé de reprendre le même sujet de comédie jusqu'à la fin de sa vie (1). Il continua la guerre à la préciosité dans les Fâcheux, dans la Critique de l'Ecole des Femmes, et dans l'Impromptu de Versailles.

Quelle bonne satire du raffinement d'esprit substitué à la nature du cœur, que cette Orante et cette Climène des Fâcheux, qui s'appliquent sérieusement à discuter, en beau langage, s'il faut qu'un amant soit jaloux ou point jaloux (2)! Et cette autre Climène qui se trouve mal pour avoir vu l'Ecole des Femmes et qui pousse la pudeur jusqu'à l'obscénité (3): « cette personne qui est précieuse depuis les pieds jusqu'à la tête, et la plus grande façonnière du monde ; il semble que tout son corps soit démonté, et que les mouvements de ses hanches, de ses épaules et de sa tête n'aillent que par ressorts; elle affecte toujours un ton de voix languissant et niais, fait la moue

Littérature française, liv. III, chap. IX, 82, et J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. I. Voir aussi le Ménagiana, 1715, tome II, p. 65. Il résulte de la Lettre de Loret du 6 décembre 1659 que les Précieuses eurent un très-grand succès :

Pour moi, j'y portai trente sous :

Mais, oyant leurs fines paroles,

J'en ris pour plus de dix pistoles.

(1) Voir sur les médecins, plus haut, chap. III, p. 59.

(2) Les Fâcheux (1661), act. II, sc. Iv.

(3) La Critique de l'Ecole des Femmes (1663) sc 1, II, III, VII.

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pour montrer une petite bouche, et roule les yeux pour les faire paroître grands : » en somme, « la plus sotte bête qui se soit jamais mêlée de raison!» Et cette marquise façonnière de l'Impromptu de Versailles, qui se déhanche si bien, et se fait tant prier pour lever un peu sa coiffe (2) ! Et cette servante précieuse, « qui se mêle de temps en temps dans la conversation, et attrape comme elle peut tous les termes de sa maîtresse (3) ! »

La préciosité avait atteint jusqu'aux domestiques. Loin de guérir, elle empirait. Ce n'était plus une maladie localisée à la cour et à Paris; elle envahissait la province, où elle était encore plus malséante en des personnes moins polies par l'usage et plus disposées à outrer les modes (4). Molière la poursuivit jusqu'au fond du Limousin, et ajouta un nouveau personnage à tous les précédents, la Comtesse d'Escarbagnas. Celle-ci ne peut s'asseoir sans dire dix fois : Ah! madame, depuis qu'elle a été deux mois à Paris (5); sa bonne, son marmiton et son cuisinier deviennent un petit laquais, une demoiselle suivante et un écuyer; son armoire, une garde-robe, et son grenier, un garde-meuble (6); « le petit voyage qu'elle

(1) La Critique de l'Ecole des Femmes, sc. 11.

(2) L'Impromptu de Versailles (1663); sc. III. (3) Id., sc. I.

(4) « L'air précieux n'a pas seulement infecté Paris, il s'est aussi répandu dans les provinces. » Les Précieuses ridicules, sc. 1.

(5) La Comtesse d'Escarbagnas (1671), sc. VII, XI.

(6) Id., sc. III, V, VI, XII.

a fait à Paris l'a ramenée dans Angoulême plus achevée qu'elle n'étoit ; l'approche de l'air de la cour a donné à son ridicule de nouveaux agréments, et sa sottise tous les jours ne fait que croître et embellir (1) » elle ne peut plus vivre sans avoir des soupirants; il lui faut un M. Tibaudier et un M. Harpin pour lui offrir des vers de quinze syllabes et des poires de bon chrétien, pour jouer tour à tour l'amant langoureux et l'amant emporté (2); le beau style lui a si bien tourné la tête qu'elle ne sait plus parler français, excepté quand le naturel revient au galop (3) avec son vocabulaire trop peu précieux (4).

Enfin, non contentes d'être renchéries, maniérées, et absurdement coquettes, les femmes se mirent en tête d'être savantes, non-seulement en lettres, mais en philosophie, en astronomie, en médecine. Ce ne fut pas assez de tenir la plume et de transformer les salons en académies (5), il fallut manier l'astrolabe

(1) La Comtesse d'Escarbagnas, sc. I.

(2) Id, sc. xv, XXI.

(3)

Chassez le naturel, il revient au galop.

Destouches, le Glorieux, act. III, sc. v.

(4) La Comtesse d'Escarbagnas, sc. III-VI, VIII, X. Là du faux bel esprit se tiennent les bureaux;

(5)

Là, tous les vers sont bons pourvu qu'ils soient nouveaux.

Au mauvais goût public la belle y fait la guerre,

Plaint Pradon, opprimé des sifflets du parterre,

Rit des vains amateurs du grec et du latin,

Dans la balance met Aristote et Cotin;
Puis, d'une main encor plus fine et plus habile,
Pèse sans passion Chapelain et Virgile, etc.

Boileau, Satire X, v. 447.

et le bistouri (1). C'est alors que Molière frappa tous ces ridicules réunis dans une comédie qui est le développement parfait de toutes les autres sur le même sujet. Après avoir joué la précieuse ridicule, il osa jouer la vraie précieuse (2). Puis, à côté de cette peinture faite de verve, il voulut placer le portrait de la femme accomplie, et enseigner dans quelle juste mesure son esprit peut, doit s'appliquer aux sciences et aux lettres. Il mit sous les yeux la maison gouvernée par les précieuses et les savantes : il montra toutes les conséquences funestes de la conduite en apparence

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Qui s'offrira d'abord? Bon, c'est cette savante
Qu'estime Roberval, et que Sauveur fréquente.
D'où vient qu'elle a l'œil trouble et le teint si terni ?

C'est que, sur le calcul, dit-on, de Cassini,
Un astrolabe en main, elle a, dans sa gouttière,
A suivre Jupiter passé la nuit entière.
Gardons de la troubler: sa science, je croi,
Aura pour s'occuper ce jour plus d'un emploi :
D'un nouveau microscope on doit en sa présence
Tantôt chez Dalencé faire l'expérience;
Puis d'une femme morte avec son embryon

Il faut chez du Verney voir la dissection.

Boileau, Satire X, v. 425.

Boileau, qui n'acheva cette satire qu'en 1693, emprunta plus d'un trait à Molière, particulièrement en ce qui concerne la précieuse :

Mais qui vient sur ses pas? C'est une précieuse,

Reste de ces esprits jadis si renommés,

Que d'un coup de son art Molière a diffamés.

De tous leurs sentiments cette noble héritière

Maintient encore ici leur secte façonnière, etc. (v. 438).

Voir la suite à la note précédente. Remarquez encore que la dissection est prise du Malade imaginaire (1673), act. II, sc. vi.

(2) Les Femmes savantes (1672). Si Bélise est une précieuse ridicule, Philaminte et Armande sont de vraies précieuses. Aussi Roederer, dans son Histoire de la Société polle, qu'il confond avec la société précieuse, trouve-t-il cette pièce immorale. Voir la très-spirituelle réponse de F. Génin, Vie de Molière, chap. X.

excusable d'une mère qui sort de son modeste et saint domaine pour se lancer dans la carrière du bel esprit et de la philosophie (1). Il fit voir une vieille fille devenue folle au bruit étourdissant des madrigaux, du beau langage, des tourbillons et de l'amour platonique (2); une belle et jeune fille pleine d'espérance, rendue sèche, orgueilleuse, incapable d'amour et de famille (3); une gracieuse et spirituelle enfant près d'être immolée à l'engouement de sa mère pour un pédant aussi sot qu'intéressé (4); une brave servante, humble providence de la maison, chassée comme une voleuse

A cause qu'elle manque à parler Vaugelas (5);

enfin un père réduit dans sa maison au rôle d'ombre, condamné au silence par son amour de la paix, méprisé par ce trio de précieuses savantes, qu'indigne son peu d'esprit, et forcé enfin de protester contre la science et les lettres par cette immortelle boutade qui est dans la mémoire de tous (6) : la guenille de Chrysale, rappelant sur la terre ces folles envolées vers les régions imaginaires du bel esprit, est un

(1) Les Femmes savantes, act. II, sc. v-vIII; act. III, sc. vi; act. V, Sc. III, Philaminte.

Armande.

(2) Id., act. I, sc. Iv; act. II, sc. III, act. V, sc. III, vi, Bélise.
(3) Id., act. I, sc. 1, II; act. III, sc. VII, VIII; act. IV, sc. I, II,
(4) Id., act. III, sc. vi; act. IV, sc. Iv; act. V, sc. I, III Henriette.
(5) Id., act. II, sc. V-VII, Martine.

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(6) Id., act. II, sc. VI, VII, IX; act. V, sc. II, III, Chrysale.

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