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au Sganarelle qui croit s'assurer une femme parfaite en tenant sa pupille bien enfermée :

Notre honneur est, monsieur, bien sujet à faiblesse,
S'il faut qu'il ait besoin qu'on le garde sans cesse (1)!
Pensez-vous, après tout, que ces précautions
Servent de quelque obstacle à nos intentions?
Et quand nous nous mettons quelque chose à la tête,
Que l'homme le plus fin ne soit pas une bête?
Toutes ces gardes-là sont visions de fous;
Le plus sûr est, ma foi, de se fier à nous.
Qui nous gêne se met en un péril extrême,

Et toujours notre honneur veut se garder lui-même.
C'est nous inspirer presque un désir de pécher,
Que montrer tant de soins à nous en empêcher;

Et, si par un mari je me voyois contrainte,

J'aurois fort grande pente à confirmer sa crainte (2).

Et comme si cette déclaration des droits de la femme n'avait pas assez de poids dans la bouche d'une suivante, Molière fait répéter le même plaidoyer par un homme sérieux, qui porte dans son discours l'élévation de son âme et l'autorité de son âge :

Elle a quelque raison en ce qu'elle veut dire.
Leur sexe aime à jouir d'un peu de liberté;
On le retient fort mal par tant d'austérité,
Et les soins défiants, les verrous et les grilles
Ne font pas la vertu des femmes ni des filles.
C'est l'honneur qui les doit tenir dans le devoir,
Non la sévérité que nous leur faisons voir.
C'est une étrange chose, à vous parler sans feinte,
Qu'une femme qui n'est sage que par contrainte.
En vain sur tous ses pas nous prétendons régner :
Je trouve que le cœur est ce qu'il faut gagner (3).

(1) « Vertu qui a besoin d'être toujours gardée ne vaut pas la sentinelle. » Goldsmith, Le Vicaire de Wakefield, chap. V.

(2) L'Ecole des Maris (1661), act. I, sc. II.

(3) Id., act. I, sc. II, Ariste.

Cette considération que l'honneur doit être gardé pour lui-même, pour la dignité et la joie intime qu'il procure, et non par crainte d'un châtiment, est un des plus beaux préceptes moraux qui se puissent proclamer. Et à côté s'en place un autre non moins élevé : c'est qu'un maître sage doit régner par le cœur.

Comme la vertu est aimable par soi, lui donner un aspect austère qui effraie les âmes délicates, c'est la trahir. On ne doit point les brider en tous leurs désirs ni leur refuser toute joie, mais leur apprendre à jouir honnêtement de ce qui est permis, à compter sur la douce bonté de ceux qui les dirigent, et à ne point redouter comme une source de perdition ce qui ne le devient qu'autant qu'on en abuse. « Je tiens,» dit Ariste,

Qu'il nous faut en riant instruire la jeunesse,
Reprendre ses défauts avec grande douceur,
Et du nom de vertu ne lui point faire peur.

Mes soins pour Léonor ont suivi ces maximes :
Des moindres libertés je n'ai point fait des crimes,
Et je ne m'en suis point, grâce au ciel, repenti.
J'ai souffert qu'elle ait vu les belles compagnies,

Les divertissements, les bals, les comédies;

Ce sont choses, pour moi, que je tiens, de tout temps,

Fort propres à former l'esprit des jeunes gens;

Et l'école du monde, en l'air dont il faut vivre,

Instruit mieux, à mon gré, que ne fait aucun livre, etc. (1).

Telle est la vraie vertu, inflexible quand il s'agit de l'honneur, indulgente tant qu'il ne court point de risques.

(1) L'Ecole des Maris, act. I, sc. II.

Que deviendra Isabelle enfermée ? Pour sortir, elle franchira les limites de la bienséance, de la prudence,

du devoir, et se jettera de plein cœur dans les bras du premier qui s'offrira avec un air séduisant et une apparence d'honneur (1).

Pour l'ignorance, qui est la prison de l'esprit, la leçon n'est pas moins bien donnée, et la sotte d'Arnolphe lui échappe aussi bien que la cloîtrée de Sganarelle. La belle théorie, d'enfermer une femme dans la stupidité, afin d'être sûr qu'elle ignore le mal! « C'est assez pour elle, » dit Arnolphe,

De savoir prier Dieu, m'aimer, coudre et filer (2).

Eh! pauvre fou, une sotte sait-elle aimer? Molière a une parole de philosophe, quand il répond à cela :

Mais comment voulez-vous, après tout, qu'une bête
Puisse jamais savoir ce que c'est qu'être honnête?
Une femme d'esprit peut trahir son devoir :
Mais il faut, pour le moins, qu'elle ose le vouloir;
Et la stupide, au sien peut manquer d'ordinaire,
Sans en avoir l'envie et sans penser le faire (3).

C'est une vérité morale de premier ordre, et qui ne se peut mieux exprimer, que l'ignorance n'est pas la vertu. Il n'y a point de gloire à marcher bravement

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(1) L'Ecole des Maris, act. II et III. Sur l'Ecole des Maris, voir Laharpe, Cours de Littérature, partie II, liv. I, chap. vi, sect. 2; D. Nisard, Histoire de la Littérature française, liv. III, chap. IX,

(2) L'Ecole des Femmes (1662), act. I, sc. I. (3) Id., act. I, sc. I.

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au bord d'un précipice qu'on ne voit pas. Le vrai mérite connaît le mal et sait l'éviter. Arnolphe a fait l'impossible pour accomplir l'abrutissement dans l'âme de celle qu'il se destine :

Dans un petit couvent, loin de toute pratique,
Je la fis élever selon ma politique,
C'est-à-dire, ordonnant quels soins on emploieroit
Pour la rendre idiote autant qu'il se pourroit.
Dieu merci, le succès a suivi mon attente;
Et grande, je l'ai vue à tel point innocente,

Que j'ai béni le ciel d'avoir trouvé mon fait

Pour me faire une femme au gré de mon souhait.
Je l'ai donc retirée (1)...

Après cela, les délicats ont reproché à Molière les mots fameux de la tarte à la crême et des enfants par l'oreille (2); les pudibonds se sont indignés de la scène où la pauvre Agnès dit presque, et fait penser une obscénité, à propos du bout de ruban que lui a pris Horace (3). Non, ce n'était pas trop de cette triviale énergie pour attaquer l'erreur qui croit sauver la vertu par la stupidité et l'ignorance; ce n'est trop d'aucune des scènes de la comédie pour dire et répéter tous les dangers auxquels sont exposés les malheureux tenus dans les ténèbres, et pour proclamer

(1) L'Ecole des Femmes, act. I, sc. I.

(2) Id., act. I, sc. 1; la Critique de l'Ecole des Femmes, sc. vII.

(3) Id., act. II, sc. vi; la Critique de l'Ecole des Femmes, sc. III. - Voir le Portrait du Peintre, ou la Contre-Critique de l'Ecole des Femmes, par Boursault (1663); le Traité de la Comédie et des spectacles selon la tradition de l'Eglise, par le prince de Conti (1667); J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. II; A. Bazin, Notes historiques sur la vie de Molière, 2e partie, etc.

cette philosophique vérité, que le vrai se confond avec le bien, et que si nous savions parfaitement, nous pourrions ne faillir jamais.

Quel homme de cœur peut assister sans émotion au spectacle de cette jeune âme emprisonnée, qui conserve toujours et reconquiert enfin sa dignité libre, sous toutes les chaînes d'un despotisme absurde, sous tous les voiles d'une savante erreur, comme sous la glace immobile on entend l'eau irritée qui au premier printemps roulera dans la mer sa prison vaincue ? C'est un spectacle moral, de montrer cette imprescriptible liberté de l'âme qui reste bonne, pure, intelligente, capable et désireuse du vrai et du bien, malgré les efforts les plus patients et les plus habiles; qui, jusque dans la naïveté d'une extrême ignorance, garde une fleur de grâce native, marque ineffaçable de son origine et de ses droits; en sorte qu'après la lecture de la lettre d'Agnès, il n'est personne qui ne dise avec Horace :

Malgré les soins maudits d'un injuste pouvoir,

Un plus beau naturel peut-il se faire voir?

Et n'est-ce pas sans doute un crime punissable,

De gâter méchamment ce fond d'âme admirable,
D'avoir, dans l'ignorance et la stupidité,
Voulu de cet esprit étouffer la clarté (1)?

En somme, la juste appréciation de l'Ecole des Femmes est celle qu'exprimait Boileau dans les Stances

(1) L'Ecole des Femmes, act. III, sc. Iv.

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