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strictement, on enverrait au jury des délits insignifiants qui devraient être du ressort du juge de paix. Puisque les législateurs n'ont pas remanié en temps utile le classement des infractions, il faut bien que les Parquets s'en chargent! De plus, il est certain que la Cour d'assises actuelle est une juridiction lente et coûteuse, et le désir d'aller vite, de réduire les frais de justice criminelle est assurément fort louable. De plus encore (et c'est là le grand point!) la Cour d'assises, dans les quelques affaires qui lui sont laissées, est loin de se montrer un Tribunal irréprochable; les magistrats ne sont pas les seuls Français à qui elle inspire quelque méfiance, et ils croient pouvoir avouer, avec M. Tarde, que la correctionnalisation est «< un expédient destiné à échapper au jury, à rétrécir son périlleux domaine».

Or, il se peut que la Cour d'assises soit une juridiction « périlleuse », et, dans l'examen que nous en allons faire, nous ne flatterons pas son portrait. Mais, si notre Code criminel est défectueux, nous disons qu'il faut le remanier au grand jour.

La solution adoptée aujourd'hui ne paraît pas soutenable. Pourquoi laisser intactes des lois avec lesquelles on ruse, qu'on enfreint par des expédients? Pourquoi cet arbitraire qui confond toutes les règles de la compétence? qui permet, par exemple, que deux crimes commis dans des circon

stances identiques aillent, l'un au Tribunal correctionnel et l'autre à la Cour d'assises, suivant le gré des Parquets?

On ne peut expliquer un état de choses aussi illogique que par l'hésitation qu'on éprouve depuis bien des années à aborder de front les réformes profondes.

Or, il est temps aujourd'hui de se prononcer sur le principe de notre justice criminelle. La laisser tomber définitivement aux mains de nos Tribunaux correctionnels, c'est devenir de toutes les nations. de l'Europe celle où la justice sera rendue d'après le procédé le moins libéral et le moins scientifique.

Nul ne défend cette solution, ne l'adoptons pas à l'aveugle dans un pays démocratique et désireux de progrès.

Mais quelle est la réforme possible? Pour répondre à cette question, nous allons d'abord examiner notre juridiction criminelle dans les faits, dans la pratique quotidienne nous allons la regarder fonctionner devant nous.

CHAPITRE PREMIER

La capitale du Droit criminel: la Cour d'assises de la Seine.

Complexité de ses organes.

Examen du jury; son

aspect avant l'audience; son inquiétude.

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Qui sont les jurés ? Majorité de petits commerçants. L'élite et le peuple exclus des listes. Les jurés fuyards; récusations de faveur. L'Instruction aux jurés: abstractions et obscurité. - Tableau de la Chambre du Conseil. - Première rencontre Gêne et froideur.

des jurés et des magistrats.

C'est à la Cour d'assises de la Seine, véritable capitale de notre Droit criminel, que nous nous proposons d'amener le lecteur. Il n'est point de lieu plus propice à l'examen des problèmes du droit pénal que le lieu où cette juridiction célèbre tient ses audiences. Toutes les questions sociales et philosophiques qui passionnent une époque y sont chaque jour posées. Aussi n'est-il pas une assemblée, un congrès, un journal, un salon ou une loge de concierge qui

ne s'intéresse à la Cour d'assises, et ce lieu est, au point de vue de l'observateur, une admirable clinique.

Pourtant, si le lecteur redoute le récit de quelque drame judiciaire très noir et très sanglant, qu'il veuille bien se rassurer! Notre but est d'étudier la Cour d'assises elle-même, et non les procès qui s'y déroulent. Nous ne nous contenterons pas d'assister au spectacle que cette scène offre chaque jour au public; nous pénétrerons dans les coulisses, et examinerons les rouages qui font mouvoir chaque partie de ce solennel décor.

Et d'abord, évitons une erreur assez commune. Trop souvent, examinant la Cour d'assises, on n'envisage que le jury. L'opinion s'obstine à ne voir que lui dans la juridiction criminelle. Qu'on songe à telle ou telle affaire le verdict a été « excellent » ou « stupide »; le jury a été « la conscience de la nation » ou «< au-dessous de tout ». Mais il semble que lui seul a tout fait, qu'il est la Cour d'assises ellemême, et que c'est à lui qu'il convient de rapporter la responsabilité totale des arrêts.

Cette opinion repose sur une erreur fondamentale.

Le verdict ne saurait être un phénomène de génération spontanée. Il est déterminé par le jeu complexe des organes dont le législateur a organisé le concours, et dont l'ensemble constitue la « juridic

tion ». Le jury n'est lui-même qu'un des rouages de la machine dont l'arrêt de condamnation ou l'ordonnance d'acquittement constitue le produit.

Ce produit est une œuvre collective, à laquelle de nombreux ouvriers ont collaboré. Il faudra donc envisager à côté du jury:

La Cour, qui est composée des magistrats professionnels; le président surtout, qui remplit aux assises un rôle capital;

Le ministère public, la défense, les témoins, les experts et l'accusé lui-même;

Le public, qui, silencieux ou non, réagit sur l'enquête et a une influence certaine sur le résultat ;

La presse, élément extrajudiciaire qui s'ajoute d'office aux éléments de l'enquête officielle;

La procédure écrite, recueillie par l'instruction secrète, fort mal soudée à l'instruction orale, et qui apparaît et disparaît tour à tour, jouant dans le débat un rôle équivoque et assez mal défini.

Tous ces éléments, et d'autres encore, concourent au verdict autant que le juré lui-même, bien qu'à son insu le plus souvent. Nous examinerons donc chacun des rouages de la machine dans son jeu propre et dans l'action qu'il exerce sur les organes voisins. Commençons par le jury.

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