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il s'agit de l'interpréter. Nos voisins d'Angleterrc, qui aiment pourtant la liberté, enferment l'avocat dans certaines limites. Leur principe est qu'il n'est point permis à l'orateur de troubler le jury et de chercher à « obtenir un verdict sans le secours de la preuve ». D'où il résulte que l'avocat, celui de la défense comme celui de l'accusation, « doit s'abstenir de rien avancer qui ne soit de nature à être confirmé par une preuve légale ».

Cette règle, on s'en aperçoit, diffère singulièrement des usages établis à notre Cour d'assises! Qu'un avocat anglais s'avise de dire au jury qu'il est <«< omnipotent »>, qu'il est « juge des lois », qu'il lui appartient de « faire grâce », il encourra un sévère rappel à l'ordre. Chez nous la loi elle-même, dans un texte vague et sentimental que nous avons analysé, peut prêter à une équivoque. En recommandant aux jurés de juger uniquement d'après leur impression et leur intime conviction, elle semble permettre à l'avocat de les placer au-dessus de la loi, dans le domaine du caprice.

Puis surtout (c'est là l'idée centrale à laquelle il faut toujours revenir) comment un président qui a semblé, pendant un long débat, se constituer auxiliaire du ministère public, aurait-il l'autorité nécessaire pour modérer la plaidoirie, pour la ramener au point du procès, pour user en un mot des pouvoirs étendus

que la loi lui confère? L'avocat peut tout se permettre si sa plaidoirie a l'air d'une revanche de l'interrogatoire. L'excès de l'accusation a légitimé d'avance l'excès de la défense.

L'avocat dira donc, sans contrôle effectif, tout ce qu'il croira de nature à séduire le jury, et si ses derniers mots sont couverts par un << tonnerre d'applaudissements », si les jurés, oubliant le procès pour le spectacle, et entraînés par le public, participent eux-mêmes à l'enthousiasme ou au tumulte, gardonsnous d'accuser ces jurés, ou le public, ou l'avocat lui-même. Rapportons ces effets au milieu qui les détermine : c'est le milieu qu'il faut transformer.

Mais par quels moyens pratiques? N'avons-nous pas ici, après cet examen critique des principaux organes de la Cour d'assises, le devoir de conclure?

Nous approchons, en effet, de cette dernière partie de notre tâche. Mais il convient, avant de l'aborder, d'examiner notre juridiction dans l'accomplissement d'une fonction importante, et très différente de celle que nous venons de lui voir remplir. Pour avoir une idée complète de la Cour d'assises de la Seine, il faut la voir statuer sur un délit de presse, et nos jurés ont dans leur rôle de quinzaine un de ces procès difficiles.

CHAPITRE VI

Une belle affaire » de diffamation; conversations de Paris sur la Presse. Doit-on poursuivre ? La justice est saisie: délais, menaces, pression sur les jurés. Physionomie spéciale de l'audience.

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Surprise des jurés où est le prévenu ? Apparition du gérant; comédie séculaire du << procureur à la prison ». – Débat élargi et dévié : le procès d'un régime politique. L'homme public diffamé n'a pas

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les garanties de l'accusé ordinaire. Scandales d'audience. - Le gérant est-il coupable?. Inutilité des peines corporelles en matière de Presse. - Résultats de la loi de 1881 : quelques chiffres.

I

Ce n'est plus un « beau crime », mais c'est encore une « très belle affaire » qui va se dérouler devant nous qu'on en juge!

Le plaignant est un député connu, ou un haut fonctionnaire; le journal poursuivi est dirigé par un pamphlétaire illustre, et les diffamations qui font

l'objet du procès sont vraiment atroces. Dès l'article paru, le scandale fut grand, le débat peut le rendre énorme. Donc, cette affaire est vraiment belle. Elle défraie depuis huit jours les conversations de Paris. On en parlait hier dans un salon, et, de cet incident, les propos sont vite parvenus à des thèses plus générales. L'éternelle question de la Presse a été mise sur le tapis.

Tout d'abord un sceptique a tenté d'enrayer la discussion. Sur la Presse, a-t-il dit, sur sa puissance et sur son impuissance, sur les biens ou les maux qui résultent de sa transformation de presse de doctrine en presse de finance, sur ses délits et la juridiction qui leur convient, les débats sont clos, tout est dit et redit. Depuis cent ans et plus que les hommes d'esprit s'escriment sur ce sujet rebattu, ils ont trouvé des mots et point de remèdes. Laissons couler le flot! Il nous emporte Dieu sait où! mais il est irrésistible. Parlons donc d'autre chose.

Là-dessus, cela va sans dire, la discussion a commencé. Un libéral a soupiré, un autoritaire s'est mis en colère, et la causerie s'est réglée dans le vague menuet des répliques connues, violentes ou légères, habituelles et fades. Les uns, prenant parti dans l'affaire du jour pour le diffamateur, ont gémi sur la corruption de l'époque. D'autres ont prétendu que la moralité publique ne varie guère d'un temps

à un autre, qu'il faut pourtant être gouvernés, et que nul régime politique ne résisterait aux furieux assauts de la diffamation moderne... Des propos contradictoires se sont ainsi longtemps échangés, quant tout à coup, sur un point, l'entente s'est miraculeusement faite! Quelqu'un, qui parlait de réformes possibles, a prononcé le mot de jury; aussitôt tous les combattants ont à la fois haussé les épaules, et se sont écriés, dans un tumulte d'unanimité: « Quelles réformes tenter tant que le jury jugera la Presse? Il n'y a rien à faire avec le jury! »

Rien à faire avec le jury juge des délits de Presse! C'est le refrain qu'on entend dans tous les milieux et dans tous les partis. Même ceux qui bénéficient de l'indulgence des douze juges-citoyens les raillent. D'un avis, presque unanime, la croyance au jury en matière de presse « est avec la garde nationale, comme le dit M. Thureau-Dangin, une des illusions du parti libéral ». Et n'est-ce pas là, vraiment, une conclusion mélancolique aux luttes de tout ce siècle?

Combien de fois, depuis cent ans, a-t-on durement combattu pour conquérir, avec les libertés publiques, ce jugement par jurés qui semblait leur garantie suprême! Des régimes se sont écroulés pour avoir refusé à la Presse, au pays qui le réclamait pour elle, ce mode de juridiction; d'autres se sont édifiés en l'adoptant, et maintes fois il a semblé que les

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