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soit arrivé au Dépôt. En revanche, le condamné, c'est-à-dire le coupable, bénéficie de toutes les pitiés et quelquefois de toutes les faiblesses. Au point de vue des jurés, ces mœurs ont fait un mal immense, et c'est ici qu'il faut reconnaître que toute loi est impuissante si une nation ne veut pas, par respect pour elle-même et pour le salut des accusés, en même temps que pour la dignité de la justice, imposer des limites au goût effréné de l'information.

Cependant, sur ce point encore, l'impuissance du législateur n'est pas complète. Un texte bien inutile de la loi de 1881, l'article 38, interdit de publier les << actes d'accusation et tous autres actes de procédure criminelle avant qu'ils aient été lus en audience publique ». C'est exactement le contraire qu'il aurait fallu édicter. La publication des actes de la procédure, qui sont des documents sérieux, reposant sur des bases légales, serait d'un effet moins fâcheux que celle de toutes les informations, fantaisistes ou mensongères, assaisonnées de commentaires passionnés dont les journaux sont souvent remplis. Nous pensons donc, avec M. G. Barbier, qu'il eût été plus logique d'interdire avant l'audience « toutes publications autres que celles qui se borneraient à reproduire ou à résumer fidèlement, sans commentaires les documents de l'instruction ».

Si cette prescription était obéie, nos juges popu

laires aborderaient d'un esprit plus calme, et plus dégagé d'idées préconçues, cette audience, où nous voudrions maintenant faire comparaître devant eux les vrais coupables.

VI

Il est clair que la première et indispensable condition pour rendre une bonne justice est d'avoir, sous les yeux la personne réellement coupable de l'infraction poursuivie... Cela paraît si évident, et la situation créée par la responsabilité fictive du gérant est si bizarre aux yeux des personnes étrangères aux subtilités juridiques qu'il faut expliquer en quelques mots la base légale de cet état de choses.

L'idée sur laquelle repose notre législation de la presse est contenue dans cet axiome: « C'est la publication qui fait le délit. » Cette idée est juste en tant que le délit de presse ne peut se concevoir sans publication. Mais la vraie question est celle de savoir quel est le « publicateur véritable » et c'est cette question que la loi actuelle, à notre avis, résout fort mal. D'après elle, le « publicateur » est une certaine personne dévouée par avance à ce rôle ingrat, connue du Parquet, tenue d'apposer sa signa

ture sur chaque numéro du journal et que l'on nomme le « gérant » bien qu'elle soit, comme l'on sait, presque toujours étrangère à la « gestion » du journal. Ce gérant est si bien aux yeux de la loi l'auteur principal du délit de presse, que l'écrivain qui a créé le corps du délit, qui a écrit l'article incriminé, n'est considéré, si le gérant est connu, que comme le complice de l'infraction.

Nous ne ferons pas assurément une œuvre bien nouvelle en critiquant cette institution de la gérance, sévèrement appréciée par tous ceux qui ont examiné notre Code de la Presse. C'est une vieille erreur qui une fois entrée dans la législation du pays le plus conservateur qui soit au monde (je parle du nôtre), passe de loi en loi, de régime en régime, toujours condamnée et toujours vivace.

Notre esprit de routine cependant n'explique pas entièrement la durée de cette loi injuste. On ne saurait méconnaître que la gérance est une institution commode, d'abord pour ceux que le « procureur à la prison » protège, et qui peuvent ainsi commettre des délits en se dérobant à leurs conséquences; ensuite pour les gouvernements, qui de temps en temps veulent paraître énergiques sans trop irriter la presse, et qui trouvent ainsi sous la main une victime expiatoire. A aucun autre point de vue l'institution de la gérance fictive ne peut trouver de défenseurs.

Qu'on dise que demain, dans une matière pénale quelconque, celle du vol par exemple, il sera convenu que certains individus désignés et connus à l'avance seront poursuivis au lieu et place des voleurs, et cela en vertu d'une convention légale qui dispensera la justice du soin de rechercher les criminels, et les criminels du soin de se soustraire à la justice! Cette institution sera assurément commode, et elle aura précisément toute la valeur morale et sociale que la « gérance» actuelle possède. Et s'il y avait des gérants pour les entreprises de vol, croiton que les jurés ne seraient pas bientôt las de frapper ces boucs émissaires? En ce cas, on dirait peut-être que le jury n'est pas apte à condamner les voleurs!

Si cependant, malgré cette situation étrange, le jury, dans une affaire de presse, fait pour le principe l'effort de condamner, nous avons indiqué les résultats qu'il peut atteindre. Le gérant est mis en prison, spectacle immoral et absurde! Quant aux amendes et aux réparations civiles, personne ne les paiera.

Précisons bien ce point. Qui paierait avec notre système actuel? Ce n'est point l'auteur de l'article: il est inconnu. Ce n'est point le directeur effectif du journal, le gérant véritable qui a agréé l'article, et peut-être l'a demandé. Ce gérant-là, la loi ne le met en cause à aucun titre, et il ne peut être poursuivi que

si des faits de complicité, généralement impossibles à établir, sont relevés par l'instruction à sa charge. Qui paiera donc ? Pour les amendes, la réponse est bien nette personne, car le gérant est insolvable et nul n'est responsable des amendes que lui. Pour les condamnations civiles, qui comprennent les dommages-intérêts et les frais, le gérant ne les paiera pas davantage, et le directeur du journal ainsi que l'auteur de l'article sont hors d'atteinte. Qui donc paierait?

Mais, objectera-t-on, le journal a un propriétaire; ce propriétaire, individu ou société, devra payer. Il n'en est rien. Le gérant a été condamné en son nom personnel; les condamnations qu'il a encourues lui sont personnelles, et ne peuvent être exécutées contre le propriétaire.

Voilà donc un journal qui diffame, injurie, encaisse les bénéfices, et les propriétaires, le directeur, l'auteur anonyme sont également dispensés, non seulement de faire la prison, mais encore de payer le dommage!

Qui donc paiera, demandions - nous ? Ce sera, quant aux frais, le plaignant, le diffamé, même s'il a gagné son procès !

Hé quoi donc ! les battus, ma foi, paieront l'amende !

Il faut reconnaître pourtant que l'irresponsabilité

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