Images de page
PDF
ePub

C'est l'expreffion de la légereté, de la vivacité, de l'ignorance, de l'imprudence, de l'imbécilité, fouvent de tout cela à la fois. Telle eft la réponse de la femme à fon mari agonifant, qui lui défignoit un autre mari: Prends un tel, il te convient, croi moi. Hélas, dit la femme,j'y fongeois.

La Naïveté au contraire n'eft que le langage de la franchise, de la liberté, de la fimplicité.

Dans une Naïveté il n'y a ni réflexion, ni travail, ni étude. Il y a de tout cela dans le difcours qui eft naïf; mais il n'en paroît pas plus que s'il n'y en avoit pas.

Dans la Naïveté la penfée, le tour, les mots, tout est né du fujet, tout en est forti fans art. Dans le Naif, on a examiné, cherché, choifi; mais on n'a pris que ce qui étoit né du fujet & des circonftan

ces.

Une Naïveté ne convient qu'à un fot, qui parle fans être fûr de ce qu'il dit. La Naïveté ne peut appartenir qu'aux grands génies, aux vrais talens, aux hommes fupérieurs.

Comme cette naïveté ne confifte guères que dans une nuance, & que, par

conféquent, elle doit être affez difficile à faifir; nous allons la montrer avec les nuances qui l'avoifinent, & fixer les idées. des unes & des autres par des exemples, qui feront frappans, & en oppofition en

tr'eux.

On peut diftinguer quatre efpeces de penfées dans un ouvrage de goût : les unes que j'appelle naïves; les autres naturelles; les autres tirées; d'autres enfin que je nomme forcées.

Les premieres naiffent du fujet, & en fortent d'elles-mêmes. Celles de la feconde efpece font auffi dans le fujet, mais elles ont befoin d'un peu d'aide pour éclôre. Celles de la troifiéme efpece demandent de l'effort; elles font autant de l'auteur que du fujet. Enfin celles qui font forcées font forties malgré le fujet, & par une efpece de violence que l'auteur lui a faite.

Voici le difcours que Tite-Live met dans la bouche de Mucius parlant à Porfenna qu'il avoit voulu poignarder, afin de délivrer, par fa mort, Rome qui étoit dans le plus grand danger.

»Je fuis Romain: Mucius eft mon nom : » c'est un ennemi qui a voulu tuer fon en» nemi :

» nemi : j'ai pour recevoir la mort le mê» me courage que j'avois pour te la don»ner. Il est d'un Romain de faire & de » fouffrir de grandes choses.

Romanus fum, inquit, civis: C. Mucium vocant. Hoftis hoftem occidere volui. Nec ad mortem minùs animi eft, quàm fuit ad necem. Et facere & pati fortia Romanum eft.

La premiere pensée : Je fuis Romain: Mucius eft mon nom, eft ce qu'on peut appeller du naïf. Rien n'eft fi fimple, ni en même tems fi fublime. « Je ne crains point d'avouer qui je fuis. Vous haïf» fez les Romains, vous venez pour les perdre. Je fuis un d'eux; fi vous en » doutez, informez-vous: je m'appelle » Mucius.

رو

כל

رو

دو

J'ai voulu tuer mon ennemi. Celle-ci feroit naïve encore, fi elle étoit en latin comme on la présente ici en françois ; mais Tite - Live y met une antithefes Hoftis hoftem occidere volui: Je fuis un ennemi qui a voulu tuer fon ennemi. Mucius a pû le dire ainfi, fans doute; par conféquent cela eft naturel. Cependant on y voit un peu plus d'art que dans ce qui précéde.

Tome IV.

M

J'ai le même caur pour recevoir la mort, » que j'avois pour te la donner.» Le fujet affurément ne rejette point cette pensée. Mais qu'on fe repréfente un brave tel que Mucius, dans un tems auffi groffier que celui où il vivoit, où, felon Tite-Live même, les plus éloquens, comme Menénius Agrippa, parloient par des apologues, prifco illo & horrido modo: outre cela un brave dans des circonftances les plus étonnantes; croira-t-on qu'il ait pû concerter avec tant de force une antithèfe? L'Hiftorien paroît être au moins de moitié avec le héros. Cela eft tiré.

Mais que dira-t-on de la quatriéme penfée: Et facere & pati fortia Romanum eft: Il eft d'un Romain de faire & de fouffrir de grandes chofes ? Elle eft belle, elle eft noble, fublime: cela eft vrai. Mais dans la bouché de Mucius, elle a un air faux, un air d'apprêt, qui tient du fanfaron. D'ailleurs ceft une espece de fentence, une généralité, qui eût été beaucoup mieux dans la bouche d'un Orateur du tems de Pline, que dans celle d'un foldat du fiécle de Brutus, où, comme le dit Sallufte, on négligeoit le foin de bien dire, pour ne fonger qu'à bien faire. Que

Tite-Live ne nous la donnoit-il comme de lui-même ? Que ne lui trouvoit-il quelqu'autre place? car on fent bien qu'il n'a point voulu la perdre. Nous admirons Tite - Live autant que qui que ce foit; nous admirons fa force, fes traits ferrez & vifs & hardis. Mais nous admirons bien plus encore l'énergique naïveté de Virgile, qui, tout poëte qu'il eft, eft beaucoup plus fimple & plus vrai dans les difcours qu'il fait tenir à fes héros. On peut en juger par ceux de Didon, d'Enée, d'Evandre, de Turnus. Nous ne citerons que celui de Nifus, lorfqu'il voit fon ami Euryale entre les mains des Rutules qui vont le percer :

Me me. (adfum qui feci ) in me convertite ferrum
O Rutuli mea fraus omnis, nihil ifte, nec aufus,
Nec potuit; cœlum hoc & confcia fidera teftor.
Tantum infelicem nimiùm dilexit amicum.

» C'est moi, moi, me voici : c'est moi qu'il faut percer, Rutules: c'eft moi qui ai fait tout le mal. Celui-là n'au» foit ofé: il ne l'auroit pû. J'en atteste » le ciel que vous voyez, & les aftres qui »le favent. Hélas! tout fon crime, eft d'avoir trop aimé fon malheureux ami. Voilà tout le difcours de Nifus. Il est

[ocr errors]
« PrécédentContinuer »