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naïf depuis un bout jufqu'à l'autre. C'est l'expreffion pure du fentiment. Il voit fon ami près d'être égorgé, il veut attirer le coup fur lui-même. C'eft pour cela qu'il répéte tant de fois, c'eft moi, me voici. Il apoftrophe les Rutules pour attirer davantage leur attention. Il fe charge de tout le crime: c'est moi. Il prouve, en un feul mot, que fon ami n'a rien fait. Sa preuve eft, qu'il n'a pû rien faire. Il jure par le ciel, qu'il montre par fon gefte, calum hoc. Et enfin il le plaint doufoureusement de l'avoir trop aimé. On ne fonge point à Virgile, ni à fon efprit, ni à fon élocution. On ne pense qu'à Nifus, on le voit s'élancer; on entend fes cris, on voit fes geftes dans fon défefpoir. Il n'y a rien de tiré, ni de forcé. Tout eft non-feulement naturel, mais il y a outre cela cette aifance, cette foupleffe, cet air de vie qui ne fe trouve que dans la vérité, & que j'appelle la naïveté.

Qu'on jette les yeux fur les admirables tableaux de Le Sueur, on y trouvera encore cette naïveté dont nous parlons. On n'y verra point ces traits faillans, foncez, ce coloris qui avoue l'art, ces drapperies déployées, dont quelques autres peintres

ont chargé leurs figures. Tout y eft fimple, franc, ingénu; tout y a ce caractère que l'art ne peut définir, ni les maîtres enfeigner, ni les rivaux fe dérober les uns aux autres, mais qui enchante tous ceux qui ont de l'ame & des yeux.

Ce caractère fe trouve dans les difcours auffi-bien que dans les tableaux. Et quand les mots & les tours de phrafes font dans une main habile, ils n'y ont pas moins de flexibilité & d'énergie, que les traits du peintre & fes couleurs. On peut en juger par Homere, qui eft naïf d'un bout à l'autre, par Virgile, par Cicéron, Catulle, & par ceux des modernes qui ont marché fur leurs traces.

Cette obfervation n'eft pas neuve, tout le monde l'a faite, il y a long-tems: mais perfonne, je crois, n'a effayé d'expliquer en quoi confifte ce caractère de naïveté. Nous allons tâcher de le faire, & d'aider ceux qui écrivent, à fuivre la pratique des bons Auteurs, & ceux qui les lifent, à en reconnoître les beautez.

Ce qui produit la Naïveté.

L'art des Anciens eft tout entier dans leurs Ouvrages. En les examinant bien,

il paroît que tout leur fecret par rapport à l'élocution, fe réduit à trois points : à la briéveté des fignes, à la maniere de arranger, & à la façon de les lier en

les

tr'eux.

Quant au premier point, il femble qu'il n'a pas befoin de beaucoup de difcuffion. Il paroît évident que fi un feul mot fuffit pour peindre notre idée, & que ce mot foit employé feul, au lieu de plufieurs, l'expreffion fera beaucoup plus vive, plus vraie, & plus conforme aux loix de la nature, qui va droit au fait, & hait les détours. L'efprit veut connoître rien n'est plus impatient que lui, quand il attend: & plus les moyens qu'on lui donne pour arriver font aifez & courts, plus il eft fatisfait. S'il fent que par indigence, ou par foibleffe, on lui donne des circonlocutions pour un terme propre, des tours recherchez, des circuits, pour des traits naturels ; il fouffre plus ou moins, à proportion du tort qu'il croit qu'on lui fait. Il n'eft jamais plus content que quand la penfée s'élance toute habillée, toute armée, à-peu-près comme Minerve fortit du cerveau de Jupiter. Par

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exemple, quand Monfieur de la Rochefoucaud dit: L'efprit eft fouvent la dupe du cœur, il y a dans fon expreffion la briéveté des fignes, parce qu'il ne pouvoit le dire en moins de mots, ni plus clairement. S'il eut dit: L'amour, le goût que nous avons pour une chofe, nous la fait Souvent trouver différente de ce qu'elle est réellement: c'eft la même penfée; mais elle fe traîne ; au lieu que dans l'autre façon elle a des aîles.

Prefque toutes nos idées font complexes: elles peuvent par conféquent être pref que toutes rendues avec plufieurs mots. Mais quand on nous épargne la peine & le tems de les entendre, ces mots, & que cependant on ne nous en dit pas moins ; nous avons le plaifir de connoître, de connoître vîte, & de connoître mieux; parce que la multiplicité des fignes partage l'attention & embarraffe les idées.

Quand on parle contre la multiplicité des fignes, ce n'eft pas qu'on veuille ré duire le langage naïf à des monofyllabes à des phrafes tronquées, ou à des demimots énigmatiques, dans le goût de quelques endroits de Perfe. On dit feulement que l'habit doit être jufte pour la pensée

& que le mot doit la couvrir à-peu-près comme le linge mouillé couvre un corps; de forte que la pensée foit prefque visible par elle-même.

Ce n'eft pas non plus qu'on veuille blâmer les Orateurs qui déploient leurs idées dans des phrafes périodiques, qui les répétent en partie dans l'amplification. Le petit nombre des fignes s'accorde trèsbien avec l'abondance de l'Oraifon, parce que cette abondance ne doit être que dans les idees, ou dans leurs degrez. Cicéron eft naïf par-tout. Il n'y a jamais rien de trop chez lui. Son expreffion ne diftrait jamais l'efprit par fon propre éclat, ni ne le furcharge inutilement par des fons d'appareil qui n'apportent rien.

S'il falloit des exemples pour faire fentir la vérité de ce premier point qui produit la naïveté, on pourroit citer tout Homere, tout Virgile, Terence, on renverroit du moins au difcours de Nifus. Il n'eft pas poffible de dire plus de chofes en moins de mots. S'il eût pû dire tout en une fyllabe,il n'eût pas manqué de le faire.

Le fecond moyen de parvenir à la Naïveté, eft l'ordre des idées.

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