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LES

FEMMES SAVANTES

NOTICE SUR LES FEMMES SAVANTES

Les Précieuses ridicules avaient fait disparaître, depuis treize ans, le ridicule jargon des romans. Dans l'intervalle l'hôtel de Rambouillet avait passé des raffinements de la carte du Tendre aux spéculations de la physique et de l'astronomie. Les ruelles des anciennes précieuses s'étaient transformées en laboratoire et en observatoire. Oubliant pour des billevesées tous leurs devoirs de femmes et de maîtresses de maisons, quelques extravagantes se piquèrent de régenter les lettres, et de mêler dans leurs conversations ou dans leurs écrits le beau langage et les hautes sciences. Molière tomba rudement sur ce nouveau travers: il fit les Femmes savantes où, comme dans Tartufe, la raillerie l'emporte sur l'enjouement.

Il personnifia tous les abus du bel esprit dans Philaminte, cette femme acariâtre qui, pour devenir savante, ne veut plus être ni épouse ni mère; dans Bélise, cette prude romanesque « qui a appris la vie dans la Clélie de Mue de Scudéri, et qui croit tous les hommes épris d'elle»; dans Armande, « autre dupe qui ne veut pas s'avouer ni laisser voir aux autres qu'elle aime, parce qu'il n'est pas du bel esprit d'aimer et qui en est punie par la jalousie 1,» types étranges que rend plus ridicules encore l'opposition du rôle charmant d'Henriette, cette jeune fille si tendre, si pure et si naturelle.

Une autre victime de Molière dans les Femmes savantes, ce fut l'abbé Cotin, ce malheureux poète qui s'avisait d'écrire à la fois contre Ménage, contre Boileau et contre Molière. Boileau l'avait déjà couvert de ridicule, Molière l'acheva. Aux premières représentations il était appelé Tricotin. L'acteur qui le représentait avait affecté, autant qu'il avait pu, de ressembler à l'original par la voix et par les gestes. Enfin les vers de Trissotin, sacrifiés sur le théâtre à la risée publique, étaient de Cotin même. L'humiliation du poète fut si profonde, qu'il en contracta, dit la légende, une mélancolie noire dont il ne guérit jamais.

1. Désiré Nisard, Hist. de la litt. franç., t. III.

La querelle entre Trissotin et Vadius est un morceau littéraire fort agréable; mais, au point de vue de l'art, plusieurs reproches lui ont été justement adressés. Cette scène d'injures dans l'appartement d'une femme, en présence d'une femme, choque la décence et est contraire aux mœurs du temps. D'un autre côté, Philaminte et les autres acteurs pâtissent pendant la querelle à laquelle ils ne prennent aucune part, et qu'on se met tardivement en devoir d'apaiser. Enfin cette scène, entièrement épisodique, ne tient à rien, ne produit rien non plus que le ressentiment et la lettre anonyme de Vadius.

Cette grande comédie est une des pièces que Molière a le plus soignées. Il y travailla deux ans, et Boileau lui-même donna le fini aux vers qui ne l'avaient pas reçu.

Comme la pièce était spécialement dirigée contre les savantes et les beaux esprits de l'hôtel de Rambouillet, Molière attendit, pour la faire représenter, la mort de Mme de Montausier dont le crédit et le mérite donnaient encore trop d'influence à cette société pour qu'il fût alors facile de l'attaquer ouvertement et de parti pris.

Le dénouement, il est vrai, manque un peu de naturel; mais il est suffisamment vraisemblable, et il excelle en ce qu'il laisse à chacun son caractère. Philaminte cède aux circonstances, et non à son mari. Chrysale triomphe d'être le maître lorsqu'on ne lui dispute plus rien. Trissotin porte la peine de son avarice. Henriette et Clitandre obtiennent la récompense d'un amour généreux, Armande et Bélise sont punies de leur vanité par le triomphe de leur rivale; et les femmes savantes enfin sont dupes et ne sont point corrigées 1. Les Femmes savantes, représentées le 11 mars 1672, eurent un succès égal aux Précieuses ridicules. Le père Rapin raconte en ces termes naifs l'effet produit par les deux comédies :

« Les Précieuses ridicules et les Femmes savantes firent tant de honte aux dames qui se piquaient trop de bel esprit, que toute la nation des précieuses s'éteignit en moins de quinze jours; ou du moins elles se déguisèrent si bien là-dessus, qu'on n'en trouva plus ni à la cour ni à la ville; et même depuis ce temps-là elles ont été plus en garde contre la réputation de savantes et de précieuses que contre celle de galantes et de déréglées ! »

C'est ainsi que souvent la comédie dépasse le but: en guérissant un travers, elle développe un vice. Les Femmes savantes n'en resteront pas moins, pour la verve du dialogue, la perfection du style et la vérité des caractères, un chef-d'œuvre de haut comique.

1. E. Rambert.

2. Extraits de divers auteurs, p. 224.

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