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vous y avez porté cette dignité qui se fait respecter, et cette aménité qu'on aime d'autant plus qu'elle se dégrade moins; fidèle aux intérêts de votre souverain, zélé pour sa gloire, jaloux de l'honneur de la France, sans prétention sur celui de l'Espagne, sans mépris des usages étrangers, connoissant également les différens objets de la gloire des deux peuples, vous en avez augmenté l'éclat en les réunissant.

Représenter dignement sa nation sans choquer l'orgueil de l'autre, maintenir ses intérêts par la simple équité, porter en tout justice, bonne foi, discrétion, gagner la confiance par de si beaux moyens, l'établir sur des titres plus grands encore, sur l'exercice des vertus, me paroît un champ d'honneur si vaste, qu'en vous en ôtant une partie pour la donner à votre noble compagne d'ambassade, vous n'en serez ni jaloux ni moins riche. Quelle part n'a-t-elle pas eu à tous vos actes de bienfaisance? Votre mémoire et la sienne seront à jamais consacrées dans les fastes de l'humanité par les faits que je vais rapporter.

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Accoutumés à donner noblement, c'est-à-dire en silence, vos bienfaits charitables que vous vouliez tenir secrets, éclatèrent tout-à-coup à Madrid; l'abondance en fit reconnoître la source; des sommes considérables, même pour votre fortune, étoient en effet distribuées chaque jour à tous les indigens; les soulager en tout pays, en tout temps, c'est professer l'amour de l'humanité,

c'est exercer la première et la plus haute de toutes les vertus. Vous en eûtes la seule récompense qui soit digne d'elle; plusieurs fois, tous deux applau dis et suivis par des acclamations de reconnoissance, vous avez joui de ce bien, plus grand que tous les autres biens, de ce bonheur divin que les cœurs vertueux sont seuls en état de sentir.

Vous l'avez rapporté parmi nous, Monsieur, ce cœur plein d'une noble bonté ; je pourrois appeler en témoignage une province entière, qui ne démentiroit pas mes éloges: mais je ne puis les terminer sans parler de votre amour pour les lettres, et de votre prévenance pour ceux qui les cultivent; c'est donc avec un sentiment unanime que nous applaudissons à nos propres suffrages; en nous nommant un confrère, nous acquérons un ami: soyons toujours, comme nous le sommes aujourd'hui, assez heureux dans nos choix pour n'en faire aucun qui n'illustre les lettres.

Les lettres! chers et dignes objets de ma passion la plus constante, que j'ai de plaisir à vous voir honorées! que je me féliciterois si ma voix pouvoit y contribuer! Mais c'est à vous, vous, Messieurs, qui maintenez leur gloire, à en augmenter les honneurs. Je vais seulement tâcher de seconder vos vues, en proposant aujourd'hui ce qui depuis long-temps fait l'objet de nos veux.

Les lettres, dans leur état actuel, ont plus be-soin de concorde que de protection; elles ne peuvent être dégradées que par leurs propres dissen

tions. L'empire de l'opinion n'est-il donc pas assez yaste pour que chacun puisse y habiter en repos? Pourquoi se faire la guerre ? L'émulation n'a jamais produit l'envie que dans les petites ames; on croit triompher en ternissant un éclat qui souvent n'offusque que nous seuls; on se félicite en rabaissant la réputation d'un homme dont le seul défaut est de penser autrement, et sur quelles matières, sur des choses futiles, souvent de pure spéculation, et presque toujours plus que problématiques. Eh! Messieurs, nous demandons la tolérance, accordons-la donc, exerçons la pour en donner l'exemple. Ne nous identifions pas avec nos ouvrages; disons qu'ils ont passé par nous, mais qu'ils ne sont pas nous; séparons- en notre existence morale; fermons l'oreille aux aboiemens de la critique; au lieu de défendre ce que nous avons fait, recueillons nos forces pour faire mieux; ne nous célébrons jamais entre nous que par l'ap probation; ne nous blâmons que par le silence; ne faisons ni tourbe ni coterie, et que chacun poursuivant la route que lui fraie son génie, puisse recueillir sans trouble le fruit de son tra vail. Les lettres prendront alors un nouvel essor, et ceux qui les cultivent un plus haut degré de considération; ils seront généralement révérés par leurs vertus, autant qu'admirés par leurs talens.

Qu'un militaire du haut rang, un prélat en dignité, un magistrat en vénération, célèbrent

avec pompe les lettres et les hommes dont les ouvrages marquent le plus dans la littérature ; qu'un ministre vertueux et bien intentionné les accueille avec distinction; rien n'est plus convenable, je dirois rien de plus honorable pour eux-mêmes, parce que rien n'est plus patriotique. Que les grands honorent le mérite en public, qu'ils exposent nos talens au grand jour, c'est les étendre et les multiplier; mais qu'entr'eux les gens de lettres se suffoquent d'encens ou s'inondent de fiel, rien de moins honnête, rien de plus préjudiciable en tout temps, en tous lieux. Rappelons-nous l'exemple de nos premiers maîtres, ils ont eu l'ambition insensée de vouloir faire secte. La jalousie des chefs, l'enthousiasme des disciples, l'opiniâtreté des sectaires, ont semé la discorde et produit tous les maux qu'elle entraîne à sa suite. Ces sectes sont tombées, comme elles étoient nées, victimes de la même passion qui les avoit enfantées ; et rien n'a survécu ; l'exil de la sagesse, le retour de l'ignorance ont été les seuls et tristes. fruits de ces chocs de vanité, qui même par leurs succès n'aboutissent qu'au mépris.

Le digne académicien auquel vous succédez Monsieur, peut me servir d'exemple, par son respect constant pour la réputation de ses confrères, par sa liaison intime avec ses rivaux ; M.de Belloy étoit un homme de paix, amant de la vertu, zélé pour sa patrie, enthousiaste de cet amour national qui nous attache à nos rois. Il est le pre

mier qui l'ait présenté sur la scène, et qui, sans le secours de la fiction, ait intéressé la nation pour elle-même par la seule force de la vérité de l'histoire. Jusqu'à lui presque toutes nos pièces de théâtre sont dans le costume antique, où les dieux méchans, leurs ministres fourbes, leurs oracles menteurs et des rois cruels, jouent les principaux rôles; les perfidies, les superstitions et les atrocités remplissent chaque scène. Qu'étoient les hommes soumis alors à de pareils tyrans? Comment, depuis Homère, tous les poètes se sont-ils servilement accordés à copier le tableau de ce siècle barbare? Pourquoi nous exposer les vices grossiers de ces peuplades encore à demi-sauvages, dont même les vertus pourroient produire le crime? Pourquoi nous présenter des scélérats pour des héros, et nous peindre éternellement de petits oppresseurs d'une ou deux bourgades comme de grands monarques? Ici, l'éloignement grossit donc les objets plus que dans la nature il ne les diminue. J'admire cet art illusoire qui m'a souvent arraché des larmes pour des victimes fabuleuses ou coupables: mais cet art ne seroit-il pas plus vrai, plus utile et bientôt plus grand, si nos hommes de génie l'appliquoient, comme M. de Belloy, aux grands personnages de notre nation.

Le siége de Calais et le siége de Troie, quelle comparaison, diront les gens épris de nos poètes tragiques! Les plus beaux esprits, chacun dans leur siècle, n'ont-ils pas rapporté leurs principaux

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