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génie qui va se faire entendre au monde. Auparavant, il étoit gêné dans la foule; sa marche étoit contrainte, son langage timide à présent, ses liens sont brisés ; il relève la vue; son regard est fixe et assuré. Il est venu se placer à sa hauteur ; il est seul, et la pensée alors sort indépen dante et fière de l'ame qui l'a conçue l'ame est rappelée à sa liberté originelle par le grand spectacle de la nature ! L'immensité des campagnes, la sombre solitude des forêts et des rochers, la tempête de la nuit, le silence du matin, voilà les alimens de l'enthousiasme et les témoins du génie dans ses momens de création.

Mais il ne peut pas créer toujours l'exercice de sa force a des bornes nécessaires. A son ivresse enfin ralentie succède l'ardente inquiétude de la gloire, et cette agitation d'un cœur fait pour elle, qui s'interroge en tremblant, et se demande s'il a su la mériter. Il n'appartenoit qu'à l'Être Suprême, au moment où le monde sortoit de ses mains, de se dire à lui-même, ce que j'ai fait est bon. L'artiste dont les yeux jettent encore des étincelles du feu qui vient de l'animer, ne peut pas fixer sur lui-même le regard tranquille d'un juge. Où portera-t-il sa composition récente et brute, et ce tourment d'une ame fatiguée et incertaine, qui a besoin de se reposer sur l'opinion d'autrui? Ce n'est pas là sans doute le moment où il ira chercher des juges dans la dissipation des cercles et des sociétés. Semblable à ces anciens

interprètes des Dieux, à qui je l'ai déjà comparé, il conserve encore, en descendant du trépied, quelque chose de religieux et de farouche. A qui donc pourra-t-il mieux s'adresser qu'à ceux qui ne sont point étrangers aux impressions qu'il éprouve? Ce sont eux qui lui montreront de quoi il peut s'applaudir, et ce qu'il doit se reprocher. C'est chez eux qu'il trouvera cette critique réflé chie et lumineuse qui indique la source des illusions et des erreurs, et des moyens de les répa rer; cette expression d'une estime sentie et raisonnée, qui adoucit la blessure que la vérité sévère fait toujours à l'amour-propre ; ce sentiment vif des beautés, qui console du travail de corriger les fautes, et donne le courage d'envisager la perfection. Enfin, c'est auprès d'eux qu'il peut apprendre à joindre à l'énergie créatrice, cette autre force qui achève et polit l'ouvrage, force non moins rare, et dont l'usage est peut-être plus pénible, parce qu'elle agit sans enthousiasme.

Mais, doit-il donner cette confiance à des hommes naturellement ses rivaux? Oui, s'il est un moyen d'étouffer en eux les tristes et malheureux effets de la concurrence, c'est de les convaincre chaque jour qu'on est également éloigné, ou de ressentir contre eux les atteintes de l'envie, ou d'en craindre de leur part. La communication libre et franche des idées, des espérances et des intérêts substitue par degrés à la dureté de l'égoïsme, l'habitude des ménagemens réciproques

et la noblesse des procédés. On s'accoutume à rendre volontiers justice au mérite des autres. On en vient jusqu'à partager leurs succès; car, dès qu'on est une fois au dessus de la foiblesse qui s'en afflige, il n'y a plus qu'un pas à faire jusqu'à la générosité qui en jouit ; et pourquoi refuseroit-on, lorsqu'on s'est défait d'un sentiment amer, de le remplacer par un sentiment doux? De ces dispositions naît l'habitude d'une indulgence qui n'est au fond qu'une sorte d'équité plus aimable; et cette aménité des mœurs, la première des qualités sociales et la plus nécessaire entre des hommes qui doivent d'autant plus chercher à se plaire, qu'ils ont plus à se disputer.

C'est le monde', il faut l'avouer, qui donne les meilleures leçons de cette aménité si recommandable, et qui en présente les plus parfaits modèles. Depuis cette époque, où la cour de Louis XIV devint un objet d'imitation et d'envie pour toutes les nations de l'Europe, on ne peut nier qu'en général la société des grands ne soit la véritable école de cette politesse fine et délicate, de cette élégante urbanité, de ce tact des convenances qui sera toujours un des caractères dominans de l'esprit francois, et qui passe des mœurs jusques dans les écrits. Oui, sans doute, et c'est le principal avantage que les écrivains peuvent rapporter du commerce des gens du monde, de tempérer l'austé rité de leurs compositions par des teintes plus douces et plus gracieuses; de donner à leur style

des formes plus légères, plus variées et plus piquantes; de saisir le ridicule et de l'éviter; de connoître et de distinguer la bonne plaisanterie, sur laquelle il est si facile et si commun de se tromper, parce que le rire ainsi que le goût tient à bien peu de chose. Voilà ce que peut enseigner l'habitude de converser avec l'élite des hommes distingués par leur place et leur naissance, et ce que plusieurs même enseignent par leurs ou vrages. Dans une nation aussi éclairée, aussi ingénieuse que la nôtre, le talent d'écrire ne peut pas être étranger aux prérogatives du rang, ni même aux devoirs des grands emplois. Notre siècle n'a rien à envier en ce genre à celui de Louis XIV; et si la postérité distingue un La Rochefoucault pour avoir marqué avec sa précision énergique et travaillée tous les traits de l'amour-propre, croyezvous, Messieurs, qu'elle oublie un de vos plus illustres confrères, qui, dans des fables qu'il compose en s'amusant, a mis autant d'esprit et plus de charmes, et une morale non moins fine et plus ́enjouée ? Mais si la société des gens du monde - n'est pas infructueuse pour un homme de lettres, elle n'est pas non plus sans dangers, et ces dangers même naissent de ses agrémens. Sans parler de l'empire qu'elle a sur les caractères qu'elle peut altérer en les polissant, sur les opinions et les jugemens que la vérité seule devroit diriger, et que le monde subordonne toujours à l'intérêt de -plaire; sans détailler d'autres séductions de toute

espèce, il en est une sur-tout vraiment à craindre, c'est le relâchement dans le travail et le refroidis sement pour la gloire, effet presque inévitable des douceurs attirantes de la société. La variété de ses prestiges, en invitant à toutes les distrac tions, détend par degrés tous les ressorts, substitue la facilité des amusemens ingénieux à la pénible habitude des grands efforts et des hautes conceptions, et le talent d'effleurer les objets à celui de les approfondir. Que dis-je! ce monde si vain et si détracteur, qui accueille si orgueilleu sement les productions de l'esprit, qui se croit toujours si fort au-dessus de ceux qui s'occupent à lui plaire et à l'éclairer, toujours si prêt, en ce genre, à calomnier ses propres jouissances et à mépriser ses plaisirs ; le monde vu trop souvent et de trop près, ne peut-il pas éteindre cet enthousiasme si nécessaire aux travaux du génie ? Ne peut-il pas faire sentir trop de vide, trop d'erreur, trop de péril dans la recherche de la gloire? Hélas! il n'en est point peut-être où il n'entre quelque illusion. Ah! garde-toi de la perdre, conserve cette illusion précieuse, ô toi dans qui le besoin de produire est un don de la nature, et non pas une maladie de l'amourpropre. Si jamais tu peux apprécier froidement l'opinion et l'estime, si le fantòme de la postérité disparoît devant tes yeux, si la voix des siècles cesse de retentir à ton oreille, arrête et jette tes pinceaux, la Divinité s'est retirée de toi; ta plume

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