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RÉPONSE

De M. DE MARMONTEL, chancelier de l'Académie françoise, au discours de M. DE LA HARPE.

PARALLÈLE DE MM. COLARDEAU ET DE LA HARPE.

Monsieur,

Vous avez à consoler l'Académie de deux pertes qui lui ont été sensibles; mais la première lui étoit annoncée par le temps, qui ne flatte point; elle a dû l'affliger, elle n'a pas dû la surprendre. La dernière, aussi prématurée qu'elle a été funeste, a du la frapper à-la-fois d'étonnement et de douleur.

Lorsque M. le due de Saint-Aignan, dans son dix-neuvième lustre, a terminé sa carrière, l'Académie, qui depuis cinquante ans s'honoroit de le posséder, lui a donné de justes regrets; mais pour les adoucir, elle s'est souvenue de cette longue prospérité qui l'a suivi jusqu'au tombeau. Naissance, dignités, richesses, emplois glorieux à remplir, tous les biens que l'ambition recherche avec tant de fatigues, accumulés sans peine sur un siècle de vie, et cette vie honorablement couronnée par une saine et tranquille vieillesse: tel a été le partage de M. le duc de Saint-Aignan ; et

soit qu'on pense à l'inaltérable sérénité de son ame, soit que l'on considère la pureté, le calmê; la douce égalité du cours de ses longues années; c'est bien de lui qué l'on peut dire ce que La Fontaine a dit du sage : Så fin est le soir d'un béau jour.

En jetant les yeux sur sa vie et sur la vie de son père, on voit d'abord qu'elles ont embra ssětout l'espace de trois longs règnes, les plus célèbres de la monarchie, les plus remplis de grands évenemens, et les plus féconds en grands hommes. Quelle ample moisson de sagesse entre un père né sous Henri IV et un fils mört sous Louis XVI, si l'un avoit enrichi l'autre des fruits de son expérience! Mais âgé de soixante-seize ans lorsqu'il lui donna le jour, à peine eut-il le temps de le voir naître. L'héritage de ses lumières fut done perdu pour cet enfant ? Non, Messieurs, il lui fut transmis par un sage dépositaire. Ce sage, destiné à servir de guidé, ou plutôt de pêre au duc de Saint-Aignan, étoit le duc de Beauvilliers, sof frère, né trente-deux ans avant lui, le même que Louis XIV, le plus éclairé des monarquès, où le plus heureux dans le choix des hommes, donna pour gouverneur aux enfans de son fils, ce Beauvilliers enfin, l'ami de Fénelon, soti émule en vertu, et son digne collegue dans cette éducation fameuse dont le duc de Bourgogne fut le prodige, et qui sera long-temps le plus parfait modèle dans l'art de former de bons rois.

L'heureuse destinée du duc de Saint-Aignan voulut encore que son enfance répondît à celle du duc de Bourgogne. Souvent admis à ses études, (bonheur que tous les rois du monde auroient souhaité à leurs enfans) il alloit prendre avec lui les leçons de ce génie bienfaisant que vous avez, Monsieur, dignement célébré, de ce génie à qui le ciel avoit si éminemment accordé le don de rendre la vérité intéressante, la sagesse aimable et la vertu facile.

Est-ce dans cette source que le duc de SaintAignan avoit puisé ses lumières et ses principes? Est-ce de l'ame de Fénélon qu'avoit découlé dans son ame cette piété tendre, cette égalité douce, cette aimable sérénité, cette modestie indulgente qui composoient son caractère ? Etoit-ce à Féné lon que l'on devoit enfin un Politique sans arti. fice, un Grand sans faste et sans orgueil, un Homme de Cour sans intrigue, un Homme du Monde si doux et d'un commerce si facile, que sa bonté faisoit presque oublier l'austérité de sa vertu? Quoi qu'il en soit, M. le duc de SaintAignan a mérité qu'on l'ait pu croire le disciple de Fénélon, et cette opinion fait son plus grand éloge.

Mais l'inestimable avantage qu'il eut sur Féné lon lui-même, fut de n'avoir point d'ennemis, soit à la cour où il s'étoit fait un port à l'abri des orages, auprès de cette reine auguste dont l'estime lui tenoit lieu de la plus brillante faveur,

soit dans le monde que ses mœurs accusoient, mais que sa modestie et sa candeur aimable consoloient de cette censure. Jamais il n'a connu de la prospérité ni les dégoûts, ni l'amertume; et dans son rang, il est peut-être le seul homme de tout un siècle, qui, constamment heureux, sans trouble et impunément vertueux, n'ait pas même irrité l'envie. Ce n'est donc pas lui qu'il faut plaindre, Monsieur, il a rempli sa destinée ; et la nature a été pour lui aussi indulgente que pouvoit le permettre l'inévitable nécessité de ses lois.

Mais qu'un jeune homme à qui le ciel n'avoit donné que des talens; que dis-je ? à qui le ciel avoit vendu si cher ces talens de l'esprit, ces facultés de l'ame, cette organisation délicate, à laquelle il devoit peut-être, et la vivacité brillante de son imagination, et la finesse exquise de son goût, et cette sensibilité qui, de son cœur facile et tendre, se répandoit avec tant de charmes dans ses écrits; que ce jeune homme, à qui les lettres tenoient lieu de tous les biens, même de la santé, qui suspendoit ses douleurs, comme Orphée, digne d'en rappeler l'exemple par la douceur de ses accens; qui n'avoit d'autre consolation dans ses maux, d'autre ambition, d'autre espérance, vous le savez, Messieurs, que de s'assurer du suffrage de la postérité en méritant le vôtre; qui demandoit comme la récompense de ses veilles, si douloureuses, l'honneur d'être assis parmi vous; qui tournoit ses regards mourans vers cette

place qui l'attendoit, et dont vous l'aviez jugé digne; que cet infortuné jeune homme vienne expirer en vous tendant les bras, sur le seuil de ce sanctuaire, sans que l'impitoyable mort lui per+ mette d'y pénétrer; c'est un malheur d'autant plus cruel, qu'il étoit encore sans exemple.

*

Nous l'avions prévu, ce malheur, quand M. Co lardeau, pâle, exténué, défaillant, se traînant à peine vers nous, sembloit n'avoir quitté son lit de mort que pour venir nous demander de rece voir ses derniers soupirs. Mais nous espérions, et la voix publique encourageoit notre espérance, qu'un succès qui l'avoit touché vivement contri bueroit à prolonger ses jours; et quelle eût été notre joie, si la sienne eût fait ce prodige !

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Vous voyez nos regrets, Monsieur. Les moeurs de M. Colardeau, son aménité, sa candeur, rai-je, sa foiblesse aimable, ce défaut si intéressant, lorsqu'il ne va pas jusqu'au vice, et qu'il ne tient qu'à la délicatesse d'une ame tendre, simple et docile aux mouvemens de la bonté, son caractère enfin nous attiroient vers lui. Qu'il se rendoit peu de justice, qu'il nous connoissoit peu nous-mêmes, quand sa modestie lui faisoit craindre de n'avoir pas assez fait pour se concilier nos voix ! Il s'en excusoit dans la lettre qu'il écrivit à l'Académie ; il s'en excusoit sur l'état de souffrance où il languissoit, et quand nous avons répondu à ses timides espérancés, il nous en a fait rendre grâces comme d'une faveur : ses dernières

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