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place de son idée, qu'il semble de lui-même être venu remplir; l'un et l'autre enfin par ce mérite rare de penser avant que d'écrire, de ne donner aux mots que la valeur des choses, et de ne pas amuser l'oreille sans occuper l'ame ou l'esprit.

Employez-le, Monsieur, cet art de plier notre langue à tous les caractères de l'expression imitative; employez-le, non pas, comme on a fait souvent, à d'amusantes futilités, mais à rendre sensible, intéressant, aimable, attrayant pour la multitude, le langage de la raison, de la vertu, de la sagesse ; à prêter à la vérité plus d'énergie et plus de charme ; à répandre de plus en plus cette philosophie des gens de bien, qui n'a, quoi qu'on en dise, que deux grands ennemis au monde, le fanatisme et la tyrannie, et qui n'a jamais fait d'autre mal aux hommes, que de les éclairer et de les adoucir.

La vérité sage et décente n'a plus aucun risque à courir; et si elle étoit poursuivie, ce seroit à l'ombre du trône qu'elle iroit se réfugier : asile bien nouveau pour elle! Mais si, sous les bons rois, elle perd la gloire de se montrer courageuse, elle acquiert l'avantage d'être plus ingénue, et de pouvoir paroître enfin dans tout l'éclat de sa lumière. Et quelle époque, Monsieur, quelle époque plus favorable pour la poésie et pour l'éloquence, que le règne d'un prince devant qui, sans ménagement et sans crainte, on peut faire l'éloge de toutes les vertus et la satire de tous les vices!

DISCOURS

Prononcé le 4 mars 1779, par M. Ducis, lorsqu'il fut reçu à la place de M. DE Voltaire.

ÉLOGE DE M. DE VOLTAIRE.

Messieurs,

Il est des grands hommes à qui l'on succède, et

que personne ne remplace. Leurs titres sont un héritage qui peut appartenir à tout le monde; leurs talens, qui ont étonné l'univers, ne sont qu'à eux. C'est à la suite des siècles, seule, à remplir le vide immense qu'ils ont laissé. Ainsi pensa autrefois un peuple guerrier qui, mené long-temps à la victoire par un général fameux, après la mort de ce héros, laissoit toujours sa place vide au milieu des batailles, comme si son ombre l'occupoit encore, et que personne n'eût été digne d'y commander après lui. Si, à la mort de M. de Voltaire, Messieurs, vous eussiez imité cet exemple, avec quel respect la postérité n'eût-elle pas vu le siége où ce grand homme s'étoit assis dans vos assemblées, demeurant vide à jamais, et sans être rempli? Cette distinction, unique jusqu'à présent,

"

eût été peut-être le seul hommage digne d'un homme unique aussi par ses talens et son génie. Vos lois ne vous ont pas permis de lui rendre cet honneur, et l'indulgence du public pour un ouvrage où peut-être quelques beautés antiques ont fait pardonner les défauts, ont fixé sur moi vos suffrages long-temps suspendus. Ici, Messieurs, je n'ai pas besoin de vous parler de ma reconnoissance, il me seroit plus facile de vous exprimer mon étonnement. Si quelque chose peut m'élever au-dessus de moi-même, c'est cette faveur à laquelle osoient à peine, atteindre mes espérances. Le caractère de la gloire (qui le sait mieux que vous, Messieurs) est de donner de nouvelles forces à celui qui l'obtient, pour en mériter une nouvelle; c'est en c'est en m'éclairant par vos conseils, c'est en justifiant votre choix par mes travaux, que je puis vous remercier d'une manière digne de vous, et ma vie entière sera consacrée à ce remerciment. Mais mon premier devoir est de me taire sur moimême, pour ne vous parler que du grand homme que vous avez perdu. En lui succédant, je n'ai pas même le droit d'être modeste, et je dois disparoître tout entier à vos yeux, pour ne vous occuper que de votre admiration et de vos regrets.

La voix qui s'élève ici pour lui rendre hommage lui fut inconnue. Jamais je ne vis cet homme célèbre, et je ne communiquai avec son génie que par ses ouvrages. Ainsi, de son vivant, il a été pour moi ce que sont tous les grands hommes qui, de

puis plusieurs siècles ne sont plus, et je le louerai en votre présence comme le louera un jour la postérité, sans intérêt et sans passion.

M. de Voltaire, dans cet ouvrage si connu où il a peint à grands traits et d'un style rapide le siècle de Louis XIV, après avoir parcouru la chaîne des événemens politiques, tracé les progrès de l'esprit humain, et dessiné le portrait de tant d'hommes célèbres, qui tous par leur génie ont imprimé un caractère de grandeur à leur siècle, et consacré la gloire du Monarque par celle de sa Nation, termine ce magnifique tableau par ces paroles: «A peu-près vers le temps de la mort de Louis XIV, la nature sembla se reposer.

Il se trompoit, Messieurs, et ce grand homme, qui écrivit toujours avec tant de modestie de luimême, sembloit oublier que ce temps-là fût l'époque de sa naissance et de son éducation. La nature en effet parut l'avoir placé, pour ainsi dire, aux confins des deux siècles, pour recueillir l'héritage de l'un, et donner son caractère et son génie à l'autre. On peut dire qu'il eut pour instituteur et pour maître le siècle brillant dont il vit la fin. La plus puissante des éducations pour les hommes qui en sont dignes, c'est celle de la gloire. Tout ce qui entouroit M. de Voltaire, au sortir de l'enfance, réveilloit en lui cette idée. Il voyoit la gloire assise depuis cinquante ans sur le trône, il la voyoit à la Cour, dans les camps, dans les Académies. La gloire enfin, quoiqu'un peu obscur

cie vers les derniers jours de ce règne fameux, couvroit encore de son éclat toute la Nation françoise qui, pendant un demi-siècle avoit eu dans l'Europe la supérioritédu génie comme des armes, et pouvoit compter comme un hommage de plus la haine même qu'elle inspiroit à ses rivaux. De tant d'écrivains qui s'étoient rendus célèbres, les uns vivoient encore au moment où il sortit du berceau, et où l'activité précoce de cette ame ardente put jeter ses premiers regards autour d'elle, les autres, descendus depuis peu dans la tombe, avoient laissé autour de lui l'empreinte encore récente de leurs succès, et comme la tradition de leur génie ; il put interroger tous ceux qui avoient vécu et conversé avec eux, et puiser dans leurs discours un enthousiasme d'autant plus vif, que les amis des grands hommes qui ne sont plus, en conservant pour leur mémoire cette sensibilité touchante que l'amitié inspire, y mêlent déjà ce respect religieux de la postérité pour de grands noms que la mort a, pour ainsi dire, rendus sacrés. Enfin, le génie et les lettres se présentèrent à lui environnés de toute la gloire qu'avoit répandue sur elles un siècle à jamais mémorable, où elles étoient admises dans la familiarité de Colbert, du grand Condé, des Contis, des Vendômes, du duc de Bourgogne, et où l'on voyoit Louis XIV converser avec Despréaux, Racine, comme avec Turenne, Catinat et Luxembourg.

On peut juger de l'impression que ce tableau

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