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de grandeur et de gloire devoit faire sur l'ame jeune et passionnée de M. de Voltaire.

Il se livra donc aux lettres avec cette impétuosité que lui donnoient son génie, son caractère et son âge. En vain l'intérêt, la fortune, le pouvoir même le plus absolu s'unirent pour le détourner de sa route. La nature avoit fixé d'une manière ir révocable que M. de Voltaire seroit poète, qué Racine auroit un successeur, et la France un grand homme de plus. A vingt-quatre ans il osa former une des entreprises pour laquelle peut-être alors il falloit autant de hardiesse que de génie ; celle de donner un poème épique à la Nation. On sait que la première moitié du siècle de Louis XIV avoit vu naître et mourir un grand nombre d'ou vrages de ce genre. Comme l'histoire des Etats, à l'époque des révolutions et des changemens, offre beaucoup d'exemples de projets avortés, de grands desseins mal conçus, et d'une audace impuissante et malheureuse; de même, dans l'histoire des Arts, il semble qu'à l'époque où la poésie et les lettres commencent à refleurir, cette première fermentation des talens excite dans les esprits une sorte de témérité inquiète qui porte à former des plans vastes et à concevoir de grands projets, parce que tout le monde alors est dévoré de l'amour de la gloire, et que personne encore n'a eu le temps de mesurer ses forces. Tous ces ouvrages, fruits de l'ambition bien plus que du talent, précipités d'une chute commune, étoient tombés les

uns sur les autres, et ne devoient qu'au ridicule le triste honneur d'être échappés à un oubli éternel. Cependant, il s'étoit établi une sorte de préjugé dans l'Europe, que la poésie épique étoit interdite aux François. Le législateur du goût et de la langue, le sévère et redoutable Despréaux, sem bloit avoir lui-même confirmé ce préjugé par son exemple comme par ses préceptes, en avertissant des disgraces tragiques des grands vers, en renfermant le tableau épique du passage du Rhin dans un cadre de vers familiers et presque plaisans qui le précèdent et qui le suivent. Enfin, le chefd'œuvre inimitable du Lutrin, où ce grand poète change continuellement de ton pour amuser son lecteur, où il paroît lui-même se moquer de la magnificence du style, en l'appliquant à des idées comiques ou familières, et où l'élévation même de la poésie n'est presque jamais qu'une plaisanterie de plus, sembloit avoir accrédité pour tou jours ces idées dans la Nation.

M. de Voltaire étoit dans cet âge heureux où tout ce qui est grand frappe puissamment l'imagination, où la passion de la gloire ne mesure rien et franchit tout, où le génie comme la valeur s'absout de sa témérité par ses succès. Mais comme il étoit conduit en même temps par cette lumière supérieure et par cet esprit fin et pénétrant qui est toujours le guide invisible du génie, il ne négligea rien de ce qui pouvoit réconcilier la Nation avec ce nouveau genre, si souvent essayé et tou

jours proscrit. Le choix du sujet et du héros flatta la vanité nationale; la rapidité du style se trouva d'accord avec la vivacité françoise. L'usage tempéré, et le choix même du merveilleux, qui laissoit toujours entrevoir une vérité sous une fiction, rassura notre raison un peu timide, que le nom seul de merveilleux effraye; enfin les grandes beautés philosophiques et morales, substituées à ces tableaux de la nature qui caractérisent les poèmes des anciens, parurent s'accorder avec le goût d'un peuple peu frappé de la nature physique, et qui, après avoir joui pendant un siècle des arts d'imagination, commençoit, par une pente naturelle, à rechercher davantage le mérite des idées. On avoit vu la même révolution dans Rome, après le siècle brillant d'Auguste, si semblable en tout à celui de Louis XIV, et ce fut, comme on sait, à cette seconde époque de la littérature romaine, que le génie ardent et fier qui, à vingt-sept ans avoit conçu et créé la Pharsale, remplaça dans l'Epopée les beautés pittoresques de Virgile, par ces beautés fortes et hardies que l'éloquence et la philosophie inspirent. Ainsi, la même marche du génie et du goût fit naître à Paris et dans Rome deux poèmes fondés à-peu-près sur les mêmes principes, mais c'est peut-être tout ce qu'ils eurent de commun.

La Pharsale offre l'idée de quelque monument d'architecture antique qui, dans le second siècle des Arts auroit été dessiné d'une manière à-la-fois

irrégulière et grande, où certaines parties étonneroient par leur caractère de majesté, tandis que d'autres ne présenteroient à l'œil que de la confusion et des ruines, où les plus belles colonnes seroient couvertes de mousse, et quelquefois à demi ensevelies dans le sable, où l'on retrouveroit de distance en distance des statues de grands hommes, dont les traits auroient l'expression la plus fière, mais mutilées ou imparfaites dans leur ensemble, où tout enfin attestant l'imperfection et le génie, le spectateur, attiré tout à-la-fois et repoussé, éprouveroit presqu'en même temps le plaisir, la douleur, l'admiration et le regret. La Henriade, au contraire, peut se comparer à un Palais élevé par une main sage, et décoré d'une manière brillante, dont toutes les parties offrent le goût et la fraîcheur modernes ; où la magnificence se mêle à la grâce, et la richesse à l'élégance; où les colonnes du marbre le plus poli présentent encore à l'œil l'harmonie des proportions, dont tous les ornemens ont à-la-fois de l'éclat, et qui,sans étonner et remplir l'imagination par sa grandeur, attache cependant et intéresse la vue du spectateur à chaque pas. Déjà même le héros françois est devenu celui de l'Europe. M. de Voltaire a fait adopter Henri IV par toutes les Nations, comme si le bienfaiteur des hommes eût été le Roi de tous les peuples.

C'étoit au théâtre, c'étoit dans le champ cultivé par les Corneilles et les Racines, que M. de Vol

taire devoit acquérir la maturité de sa grandeur et de sa gloire. C'est de là qu'est partie cette renommée qui, dans sa marche a parcouru et embrassé l'Europe entière; c'est de là que les cris d'admiration, prolongés de siècle en siècle, irout encore loin de nous retentir dans la postérité. Ici, Messieurs, en vous parlant du mérite et de la supériorité de M. de Voltaire comme poète tragique, que puis-je vous apprendre? Je ne puis que m'entretenir avec vous de vos pensées, et vous raconter vos plaisirs. Sa première gloire dans cette carrière a été de s'y frayer de nouvelles routes, après les deux hommes à jamais célèbres qui l'avoient précédé. Presque tous les grands hommes, on le sait trop, semblent frapper la nature et les siècles de stérilité dans le genre où ils ont une fois paru; c'est qu'ils traînent après eux l'imitation. On diroit que le génie ressemble à ces Rois de l'Orient, dont le malheur et la puissance est de rendre esclaves tous ceux qui approchent d'eux. M. de Voltaire, après Corneille et Racine, a eu comme eux la gloire de donner à son Art un caractère qui lui fût propre. On peut dire que l'Art, sous ces trois hommes célèbres, eut un esprit comme un but différent. Corneille, venu après les longues tempêtes des guerres civiles, et qui, sous Richelieu, avoit encore vu des conspirations et des troubles, l'inquiétude des peuples, l'agitation violente des chefs, et cette lutte sourde et pénible de la politique contre la force, et de la liberté contre le

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