Images de page
PDF
ePub

pouvoir absolu; plein des grandes émotions que donne un pareil spectacle, composa la tragédie en homme d'état : à un peuple fier il parla d'intérêt public, de politique et de grandeur; et dans cette époque il fit, pour ainsi dire, la tragédie de sa Nation. Mais lorsqu'à de longs ébranlemens eut succédé le calme de l'obéissance; quand l'agitation des plaisirs eut pris la place de ces mouvemens orageux de la liberté, et qu'une Cour brillante et voluptueuse, en donnant de la pompe à l'antique galanterie françoise, eut embelli l'amour par les Arts, et illustré les foiblesses par le mélange de la gloire; alors la tragédie, comme la Nation, descendit de sa hauteur. Racine, lui ôtant cette physionomie altière, lui donna des traits plus doux et plus tendres, et ce grand homme fit la tragédie de la Cour de Louis XIV. Dans l'intervalle qui sépara ces deux poètes fameux de M. de Voltaire, et où la tragédie se traîna long-temps sans caractère et sans force, je ne dois pas omettre ici l'auteur célèbre de Rhadamiste et d'Electre, qui a jeté tant d'éclat dans ces deux ouvrages. Mais cet homme singulier dans son talent comme dans ses mœurs, plein d'une vigueur inculte et d'une rudesse originale, fut presque étranger à sa Nation comme à son siècle, et sans rien emprunter d'eux, sans avoir aucun rapport avec tout ce qui l'entouroit, il ne créa que la tragédie de son caractère et de son génie. Enfin, M. de Voltaire parut; son premier succès l'assura

de ses forces, et le montra à sa Nation; mais il ne trouva point d'abord le genre et la manière qui lui devoient appartenir un jour; car la première jeunesse, qui paroît être la saison de la confiance et de l'audace, a plus en partage peut-être le courage de caractère, que le courage et l'indépendance du génie, parce que celui-ci n'a pas encore eu le temps de rassembler ses forces, de sonder sa puissance, et que ce n'est que par degrés qu'il est averti de toute sa grandeur.

Ce fut, Messieurs, vous le savez, à l'époque de Brutus, qu'il se fit une espèce de révolution dans ce génie vigoureux et ardent. Il avoit rassemblé tout ce que Paris pouvoit lui donner de goût et de lumières ; il avoit acquis une parfaite connoissance du peuple à qui il étoit obligé de plaire; peuple délicat et sensible, mais fatigué de plaisirs, avide de toutes les jouissances du talent, et toujours prêt à les combattre ; qu'on ne peut attacher que par la nouveauté, et qui cependant juge tout par la coutume et l'usage, et qu'il faut, pour ainsi dire, enlever à lui-même pour le fixer par des émotions durables et profondes. Il avoit médité les anciens qui, pour le goût sont encore nos législateurs après deux mille ans; étudié profondément les grands hommes du siècle de Louis XIV, qui le touchoient de plus près, et qui étoient comme sa famille et ses ancêtres. Il avoit fixé long-temps à Londres un œil observateur sur cette Nation à qui son Gouvernement

son climat et ses moeurs ont donné une littérature dont les beautés et les défauts n'ont presque rien de commun avec la nôtre; chez qui la pensée a. quelque chose de plus recueilli et de plus profond, le sentiment est plus sombre, la poésie plus morale; où l'imagination, presque toujours mélancolique et solitaire, est toujours prête à s'allier à la philosophie; où la tragédie, faite pour le peuple et pour des hommes qui ont besoin de secousses violentes, parle sans cesse aux yeux, et à l'aide du spectacle, enfonce quelquefois plus avant les traits de la pitié comme de la terreur; où l'art théâtral, dans sa liberté brute et sauvage, a une sorte d'audace et de fierté que lui donne l'indépendance des lois, et semblable à ces hommes qui se gouvernent toujours par leur caractère, et jamais par des principes, tire souvent de son audace même plus de vigueur et des effets plus terribles et profonds. M. de Voltaire fit comme un législateur qui, après avoir voyagé quelque temps chez un peuple où il auroit trouvé des mœurs fortes, mais à demi-barbares, de grands crimes et de grandes vertus, et les prodiges comme les excès du courage au milieu de l'anarchie; de retour dans le pays de sa naissance, et voulant donner une législation nouvelle à un peuple civilisé, mais peutètre énervé par sa politesse même, auroit cherché dans son génie un plan de législation qui pût concilier le plus grand degré de force avec la soumission aux lois, et qui, développant toute l'éner

gie du caractère, lui laissât tous ses avantages en lui ôtant ses abus.

C'est ce problême si difficile à résoudre en politique, que M. de Voltaire entreprit de résoudre dans l'art de la tragédie: avec quel succès? vous le savez, Messieurs. Il donna donc plus de rapidité à l'action, plus de force à l'intérêt, plus de pré. cipitation au dialogue, plus d'impétuosité aux sentimens, et en général, je ne sais quoi de plus véhément et de plus terrible au pathétique. Ne sont-ce point là, Messieurs, les effets que vous, mêmes, ainsi que toute la Nation, avez éprouvés au théâtre de M. de Voltaire? Quand les fantômes de la tragédie eurent-ils plus de pouvoir sur un peuple assemble? Quand poursuivirent-ils le spec tateur avec plus d'empire, hors même du théâtre, par cette horreur sombre et muette, suite des grandes émotions, et que le spectateur passionné aime à remporter avec lui, comme un sentiment à-la-fois doux et terrible? N'est-ce pas lui qui a tiré la tragédie parmi nous de cette langueur de galanterie, née des mœurs de la chevalerie antique, dont le ton, perpétué par les romans, et cher à la Cour de Louis XIV, étoit soigneusement conservé par les femmes comme le reste de leur empire, par les hommes comme un vieux titre de noblesse; que Racine et Corneille avoient consacrée au théâtre par leur exemple, et dont heureusement leurs foibles imitateurs nous ont laissé sentir le ridicule par leur impuissance à mêler

de grandes beautés à ces défauts? N'est-ce pas lui qui a pour jamais assuré la dignité de la tragédie contre ce mauvais goût, en créant et en développant ce principe, qui fut un des secrets de son génie, que jamais l'amour, au théâtre, n'est fait pour la seconde place, et qu'il doit, ou n'y point paroître, ou y dominer en tyran; et qui a mieux rempli ce précepte que celui même qui l'a donné?

On peut dire que M. de Voltaire, après Racine, a rajeuni la passion de l'amour au théâtre : mais tous les deux l'ont traité d'une manière différente. Racine, avec l'art le plus insinuant et le plus doux, en a montré les nuances et les traits les plus délicats; ce n'est que dans les trois rôles admirables d'Hermione, de Roxane, et de Phèdre, qu'il en a peint les orages et les fureurs. M. de Voltaire attache moins l'esprit par tous ces déve, loppemens si profonds et si fins, qui semblent pour chacun l'histoire secrète de ses foiblesses; il peint l'amour à plus grands traits, il mêle plus de pathétique à cette passion, dont il fait naître de plus grands malheurs comme de plus grands crimes. L'amour, dans Racine, est peut-être plus uniforme, parce qu'il le représente presque toujours avec les couleurs générales de tous les pays et de tous les siècles. J'en excepte le rôle sublime de Roxane, où il a marqué fortement la nuance particulière des intrigues d'un sérail, et cette tendresse menaçante toujours prête à s'armer du poignard du despotisme. M. de Voltaire, dans la

« PrécédentContinuer »