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peinture de cette passion, a peut-être moins heureusement exprimé cette nature générale, qui est comme le premier trait du dessin; mais il en a saisi et tracé avec plus de force les différences locales qui naissent des incurs des peuples et dela diversité des climats comme des temps. Enfin, une différence singulière et frappante entre ces deux poètes célèbres, c'est que dans Racine les trois rôles passionnés, et où l'amour est véritablement terrible et tragique, sont des rôles de femmes, et presque tous les rôles d'amans sont des rôles doux, tendres, et que ses critiques ont même accusés d'un peu de foiblesse. M. de Voltaire, au contraire, a donné aux femmes cette sensibilité douce et tendre, et à ses amans les traits d'une passion énergique, impétueuse et profonde. D'où a pu naître cette différence entre deux hommes de génie? Racine, familiarisé avec les chefd'œuvres de l'antiquité, a-t-il voulu suivre les traces et l'esprit des Anciens, qui n'ont jamais donné cette grande passion de l'amour qu'à des femmes, et ont paru croire que les agitations terribles et l'excès de ce sentiment, ne pouvoient qu'avilir un héros? Ou ce peintre ingénieux et profond du cœur humain a-t-il pensé que les femmes, à qui la nature a donné une imagination plus vive et un cœur plus sensible, les femmes, dont tous les désirs sont plus impétueux par la contrainte même qui les irrite, dont l'ame se soulève plus contre les obstacles, par le sentiment

même de leur foiblesse, sont par-là plus susceptibles des tourmens d'une passion malheureuse, de ces orages du cœur qui le bouleversent et le précipitent en un instant par un flux et reflux rapide, vers toutes les extrémités contraires? Peut-être aussi que ce grand homme, né avec l'ame la plus tendre, passionné pour les grâces et la beauté, se plaisoit à retracer dans les femmes toute la violence et l'emportement de l'amour. Son imagination avoit besoin de les peindre, comme son cœur de les aimer, et lui-même jouissoit avec délices des larmes que son talent faisoit verser pour elles. M. de Voltaire, marchant après lui, pour trouver de grands effets qui lui appartinssent, dut suivre une route différente. Il transporta donc aux hommes tous les mouvemens tragiques des passions. On sait qu'en général un de ses principes de goût étoit de donner aux femmes les traits de la douceur plutôt que ceux de la force, et tout ce qui pouvoit séduire plutôt que ce qui pouvoit étonner; et il faut convenir que, dans ce genre, Zaïre est le modèle de la séduction la plus aimable, comme de la grâce la plus touchante. A l'égard de tous ces rôles passionnés qu'il a tracés avec tant de vigueur, peut-être que son imagination n'a fait que transporter aux héros de ses tragédies cette même impétuosité de caractère qu'il sentoit au fond de son cœur, et qui eût animé ses passions, si ses travaux immenses ne l'eussent distrait du sentiment de l'a

mour. Ne sait-on pas que dans tous les Arts à qui un grand homme imprime un caractère particulier, ce caractère dépend toujours de l'empreinte originale et primitive qu'il a reçue lui-même des mains de la nature? La nature, en l'organisant et en lui donnant les passions qui doivent l'enflammer, a dessiné, pour ainsi dire, au-dedans de lui un modèle qu'il ne fait que manifester au-dehors par ses travaux, et dont ses différentes créations ne sont que la copie vivante et animée. C'est ce qui, dans tous les genres, distingue l'homme de génie de celui qui ne l'est pas. Celui'ci emprunte son modèle, et va le demander à tout ce qui a existé avant lui; il ne fait que des copies mortes. L'autre a dans lui-même, comme la nature, une puissance intérieure et active qui pénètre ses ouvrages, et leur donne à-la-fois la forme, la vie et le mouvement.

M. de Voltaire étoit destiné à agrandir le champ de la tragédie parmi nous. C'est lui qui le premier a fait entendre ces cris déchirans et terribles sortis du cœur d'une mère; qui a osé substituer les transports de la nature à ceux de l'amour ; qui a fait frémir et pleurer sans le secours de cette passion, qui jusqu'alors étoit regardée comme la seule dominatrice du théâtre. C'est lui qui, dans Sémiramis, a donné le premier exemple de ce merveilleux effrayant et sombre, qui tout-à-fois épouvante et attire la foible imagination de l'homme, espèce de magie dont les ressorts sont placés

hors des bornes de la nature; où un grand poète, élevant tous ses spectateurs jusqu'à lui, fait croire à leurs ames troublées des prodiges que leur raison rejette, et instruit de la manière la plus frappante cette classe d'hommes qui, assez puissans pour commettre des crimes, sont assez malheureux pour n'avoir pas de juges sur la terre. N'estce pas lui encore qui, mêlant, pour ainsi dire, la peinture à la tragédie, a mis le premier sous nos yeux des tableaux, ou pathétiques, ou terribles, ét renforcé l'illusion de l'ame par celle des sens? Mais avec quel art il a distingué les momens d'action qui deviennent plus effrayans ou plus majestueux quand on les voit, de ceux que les pres tiges de l'imagination doivent embellir ou créer, et qu'il ne faut point voir pour en être frappé d'une manière plus puissante! C'est lui enfin qui mettant sur la scène beaucoup de Nations qui n'y avoient point-paru jusqu'alors, a conquis, pour ainsi dire, à la tragédie, presque tous les peuples de la terre, et toutes les richesses de l'histoire. Ainsi, il a suppléé par la variété des mœurs, à celle des passions, et par la nouveauté des inté rêts à celle des situations tragiques, dont le nombre s'épuise et diminue tous les jours.

Un sage qui, dans Athènes, appliqua l'éloquence à la philosophie, et la philosophie à la législation, Platon, en examinant l'influence de la poésie et des Arts sur les moeurs publiques, ordonne que la tragédie, sur le théâtre, fasse les fonctions de

la loi, en punissant le crime, en honorant la vertu: Cette idée sublime, qui semble élever le poète au rang de magistrat et de législateur, avoit été remplie par les Corneilles et les Racines, dans les dénouemens de leurs pièces. M. de Voltaire a fait plus; il a fait de la tragédie entière une école de philosophie et de morale, de cette morale universelle, faite pour les peuples et les Rois, et pour toutes les Nations comme pour la sienne. Alzire, Mahomet, Semiramis, l'Orphelin de la Chine sont des pièces de ce genre; et dois-je craindre d'être démenti parmi vous, Messieurs, si j'ose dire que de tels ouvrages peut-être sont plus puissans que les lois pour adoucir les mœurs, pour changer l'esprit d'un peuple, pour lui inspirer une horreur salutaire des grands crimes? Solon ordonna, par une loi expresse, qu'on lût tous les ans l'Iliade dans Athènes. Si on doit préférer le génie qui éclaire et adoucit les hommes, le peintre de Henri IV, d'Alvarez et de Zopyre, mériteroit bien mieux cet honneur parmi nous; mais ici le plaisir même tient lieu de loi, et l'admiration publique remplace les ordres du législateur.

M. de Voltaire, en transportant à la tragédie ces grandes beautés philosophiques et morales, a donc créé la tragédie de son siècle; maisici encore il faut remercier son génie, de ce qu'en donnant ce nouveau caractère au genre tragique, il ne l'a point dénaturé. On sait que la comédie, qui par la pente et l'esprit général du siècle a subi la

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