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même révolution parmi nous, n'a point été aussi heureuse; qu'en devenant plus morale, elle est aussi devenue plus froide, et qu'à force d'instruireelle a perdu cette verve de plaisanterie qui fait son caractère. L'imagination brûlante et rapide de M. de Voltaire a préservé la tragédie d'un pareil danger. Semblable au feu qui transforme tous les corps en sa propre nature, son génie a rendu la morale même sensible et passionnée, comme le génie de Molière, dans Tartuffe, a su la rendre originale et vraiment comique.

Telle a été, Messieurs, l'influence de M. de Voltaire dans la tragédie, dans cet Art qu'on peut véritablement appeler le sien, quoiqu'il n'y ait pas régné seul, parce qu'on sent que c'étoit là qu'étoit marqué son empire. On sent qu'il lui appartenoit par les droits de la nature, et que c'est le sort des hommes doués de cette force et de cette véritable puissance du génie, de se rendre les propriétaires immortels de tout ce qu'ils touchent. L'on a reproché à cet homme célèbre, je ne le dissimulerai point, d'avoir quelquefois sacrifié la, vraisemblance à la beauté des situations, et négligé la régularité des plans pour la grandeur des effets: il ne m'appartient ni de le condamner ni de l'absoudre; l'univers et le temps, voilà les deux seuls juges des grands hommes, Mais je demanderai au peuple assemblé, qui pleure et frémit à la représentation de ses chef-d'œuvres, laquelle de ces situations si belles il voudroit retrancher

pour n'avoir point à se reprocher ses larmes. Je demanderai si, au théâtre, le jugement des pleurs ne l'emporte pas sur celui de la raison; si le premier talent de cette espèce d'enchanteur qu'on nomme poète n'est pas celui de l'illusion, et la première vérité celle du sentiment. Je demanderai s'il n'en est pas des grandes productions des Arts comme de celles de la nature, où quelquefois une irrégularité heureuse amène une sorte de merveilleux qui en impose, et une magnificence d'ef fets qui étonne et subjugue l'imagination. Ce n'est pas que dans cette assemblée, et parmi vous, Messieurs, qui êtes les dépositaires et les gardiens de tous les principes des Arts, j'invite le talent à s'affranchir de ces règles, qui ne sont que la marche ordinaire du génie, observée par le goût. Sans doute le poète et l'Artiste doivent aux règles le même respect que le citoyen doit aux lois; mais dans les républiques les mieux constituées, n'at-on pas vu quelquefois l'enthousiasme patriotique s'élever au-dessus des lois, et pour me servir de l'expression du président de Montesquieu, la vertu s'oublier un moment, pour se surpasser elleméme? Alors, n'en doutons pas, elle se justifie par sa grandeur et ses succès, et si M. de Voltaire étoit encore vivant, et qu'il pût entendre ces reproches, il pourroit, dans un autre genre, imiter Scipion qui, accusé devant le peuple d'avoir violé la loi, au lieu de répondre, se contenta de rappeler ses victoires ; et lui aussi, il auroit le droit de

dire comme le romain: Montons au Capitole, et allons rendre grâce aux Dieux.

Si l'on parloit d'un autre homme que de M. de Voltaire, qui pourroit croire, Messieurs, que le génie ardent et passionné qui en avoit fait un si grand poète tragique, lui eût permis de se plier à des genres qui demandent presque dans l'esprit des qualités contraires? Il semble que cette même imagination par laquelle il dominoit sur nous d'une manière si impérieuse, exerçoit sur lui le même empire; qu'elle lui donnoit le besoin de peindre au-dehors tout ce qui frappoit sa pensée, et que tous les genres devoient un tribut à sa gloire. Si dans le peu de comédies qui lui sont échappées, et qui étoient comme un jeu de son esprit et un délassement de ses travaux, il ne s'est pas mis à côté des hommes célèbres qui se sont distingués parmi nous dans cette carrière, il y a du moins porté le mérite de l'intérêt, de la grâce, d'un dialogue piquant et d'un style plein d'imagination, dans sa familiarité même. Aussi y a-t-il eu des succès. On se souvient encore de l'impression d'étonnement et de plaisir que fit l'Enfant prodigue à sa nouveauté, comme une production singulière et presque sans modèle. Nanine nous attache encore tous les jours et nous intéresse ; l'Ecossoise, le meilleur peut-être de ses ouvrages dans ce genre, et qui a le plus le mérite de la comédie, rappèle souvent le spectateur par le tableau singulier qu'elle lui offre, et sur-tout par la pein

ture d'un des caractères les plus originaux qu'il y ait au théâtre ; celui d'un négociant riche et brusque, qui a de la bonté sans politesse, ignore ou méprise toutes les conventions, prodigue les bienfaits, et manque à tous les égards; que ceux qu'il oblige seroient presque tentés de haïr, s'ils n'étoient forcés à l'admirer, qui est sensible sans qu'il s'en doute, comme il est singulier sans le savoir, et ne s'étonne de rien que de l'étonnement et de l'admiration que ses procédés inspirent, Quand on ne le sauroit pas, on devineroit aisément que ce caractère est étranger à notre Nation. Ici M. de Voltaire imita Térence, qui peignoit à Rome les mœurs de la Grèce.

Je m'abandonne, Messieurs, au plaisir de suivre dans ses différentes routes ce génie extraordinaire et singulier qui, dans les genres même où il n'a point échappé à la critique, a su se créer un mérite qui n'étoit point à d'autres, et remplacer par des beautés nouvelles celles qui lui manquoient. C'est sous sa main que notre poésie a su prendre à-la-fois tous les tons; c'est lui qui a créé parmi nous les modèles de cette poésie philosophique dont Lucrèce donna l'exemple aux Romains, qui immortalisa le génie de Pope en Angleterre ; que la patrie du Dante, de l'Arioste et du Tasse n'a point cultivée ; que le siècle brillant de Louis XIV ignora lui-même, et qui sans doute eût réconcilié avec l'art des vers le génie mâle et vigoureux de ́Pascal, si elle eût été connue de son temps. Boi

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leau, le poète de la raison et du goût, dans ses belles épîtres morales, donna des préceptes à Thomme; mais lui qui osa tenter en vers plusieurs hardiesses heureuses, n'avoit jamais entrepris de peindre les idées abstraites de la métaphysique avec les couleurs de l'imagination, ou d'embellir la physique même du charme des vers. M. de Voltaire l'a tenté avec succès. La poésie françoise, jusqu'alors circonspecte et timide, s'est étonnée de prendre un nouvel essor; elle a parlé quelquefois le langage des Lokes et des Schaftesburys; transportée dans les cieux de Newton, elle a tracé en vers pleins de majesté les mouvemens et les orbites des astres, a monté sur le char du soleil pour en peindre les couleurs, et en a pris, pour ainsi dire, l'éclat et la magnificence.

Dans cet homme singulier, tout est contraste. On diroit qu'il se joue de son imagination et de son talent, et qu'il lui donne toutes les formes, pour nous donner toutes les illusions. Qui a su conter en vers d'une manière plus agréable, quoique si différente de celle de La Fontaine? On ne peut point dire que dans ce genre l'un égale ou surpasse l'autre ; ils n'ont point de mesure commune; ils n'ont de rapport entre eux que celui d'attacher et de plaire. Si on vouloit les comparer, il seroit beaucoup plus aisé de, saisir ce qui les distingue que ce qui les rapproche. La Fontaine conte avec une sorte d'ingénuité aimable qui s'empare doucement de votre attention; M. de

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