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esprit; aux sociétés du monde et de la Cour, leur ton; aux philosophes leurs idées; aux hommes d'imagination la richesse des couleurs et la variété des tableaux; aux ames sensibles, ces passions énergiques et brûlantes qu'il est aussi rare de ressentir que de peindre, et dont l'image nous plaît encore par le souvenir délicieux des plaisirs ou des tourmens qu'elles nous ont fait éprouver. C'est ainsi qu'il a conservé cinquante ans, et transmis jusqu'à nous, le grand dépôt de la poésie françoise que lui avoit remis le siècle de Louis XIV; entretenant par son genre le feu sacré, jusqu'à l'époque où de renouvellement de l'éloquenee; l'étude de l'histoire naturelle, les grands tableaux de la nature, présentés sous les pinceaux fiers et hardis d'un philosophe poète, la renaissance du goût pour les anciens, le commerce même et les richesses de la littérature étrangère ont paru ranimer dans la génération nouvelle le goût et le talent des vers et sur tout cette poésie pittoresqueet d'images, dont plusieurs d'entre vous, Messieurs, dans des ouvrages distingués, ont déjà donné des modèles à la Nation.

Avant M. de Voltaire, presqu'aucun de nos poètes célèbres n'avoit eu le mérite d'écrire d'une manière supérieure en prose, et si l'on consulte les annales littéraires de tous les peuples, on verra que ces deux genres de gloire avoient été presque toujours séparés. Ghez les Grecs, Hérodote et Thucidide n'eurent point le talent des vers, ni

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Euripide et Sophocle celui d'écrire l'histoire. Platon, qui dans Athènes fut l'Homère des écrivains en prose, s'étoit essayé dans la tragédie et l'épo pée, sans y réussir. Cicéron eut besoin de s'absoudre de la médiocrité de ses vers par la beauté de ses discours. Chez les modernes, Machiavel en Italie, Adisson en Angleterre, et Racine en France, avoient été presque les seuls qui avoient paru annoncer un talent supérieur dans les deux genres; mais tous trois en cultivèrent un de préférence, et parurent presque négliger l'autre (1). Il étoit réservé à M. de Voltaire de s'acquérir une gloire éclatante dans tous les deux. Il eut, comme tous les grands écrivains, une prose qui ne fut qu'à lui, et dont le caractère même fut tout-à-fait dif férent de celui de ses vers. Il étoit comme impossible de mieux dissimuler sa qualité de poète. Il n'en retínt que ce degré d'imagination qu'il faut pour donner du coloris à la pensée, et du mouve ment au style; mais ces couleurs furent douces, et ce mouvement fut tempéré; il savoit à propos mettre de l'économie dans l'usage de ses forces, comme il savoit au besoin les déployer tout entières.

Parmi tant de genres si variés, auxquels M. de Voltaire appliqua ce nouveau talent, j'en distingue un plus important par son objet comme par son

(1) Machiavel et Adisson ont fait très-peu de vers; Racine, comme on sait, à très-peu écrit en prose...

étendue, et où cet homme célèbre n'a pu s'arrêter sans y laisser l'empreinte du génie qui trace des sillons nouveaux, et change les routes où l'habitude se traînoit depuis des siècles : ce genre est l'histoire. La littérature françoise, qui avoit fait des progrès si éclatans sous Louis XIV, et avoit paru si féconde en grands hommes, (chose singulière) dans ce genre seul étoit demeurée impuissante et stérile, soit que l'esprit monarchique, en général, soit peu favorable au génie de l'histoire, dont l'esprit fier et indépendant doit être libre comme la vérité, oublier les titres pour ne peser que les actions, et juger les rois comme les peuples; soit que dans la monarchie où tous les ressorts politiques sont cachés et les causes des événemens sont presque toujours le secret du trône, l'historien se trouve réduit à former des conjectures au hasard, ou à ne présenter que des faits sans chaîne et sans liaison; soit enfin que l'esprit général du siècle de Louis XIV, cet esprit d'adoration et d'enthousiasme que la grandeur du prince avoit inspiré aux sujets, esprit très-propre à former des orateurs, des poètes, des peintres, des sculpteurs, enfin tous les talens des arts où l'embellissement et l'exagération peu vent avoir lieu, fût, par ce caractère même, moins propre à former le talent de l'historien, dont le premier devoir est d'être sans passion, et pour qui l'enthousiasme est de tous les écueils peut-être le plus dangereux. Aussi ce siècle célèbre fut le siècle du

panégyrique, et non de l'histoire. Il fit naître dès Pélissons et des Bossuets, et non des Tite-Lives et des Tacites. Ce champ restoit donc tout entier pour notre siècle, et M. de Voltaire s'en est emparé. La muse de l'Histoire remit son pinceau à la même main qui sut tracer la Henriade, Zaire, Mahomet, et cette foule d'ouvrages agréables dans tous les genres. Avec ce pinceau rival de celui des anciens, M. de Voltaire dessina d'abord une figure altière, qui unissoit à tous les traits de la jeunesse ·la hauteur d'un conquérant, traînant après elle une admiration mêlée de terreur, faisant et défaisant des rois, repoussant d'une main sévère les plaisirs, entourée de toutes les vertus qui tien-nent à la force et peuvent se concilier avec la guerre, calme et sanglante au milieu des batailles, et l'air sérein, quoique le visage brûlé du feu des combats: cette figure étoit celle de Charles XII. Il en dessina bientôt une seconde aussi fière, mais plus calme, et d'une tranquillité majestueuse; elle ébranloit aussi des états par ses armes, mais sembloit elle-même placée hors du mouvement, quoiqu'elle le fit naître. Le génie et la valeur, à qui elle paroissoit commander en souveraine, venoient déposer à ses pieds les drapeaux des peuples vaincus, en la remerciant d'avoir bien voulu se servir de leurs mains pour augmenter ́sa gloire; elle avoit à côté d'elle les arts et les plaisirs ; les plaisirs respiroient la grandeur, et les Arts suspendoient leurs chef-d'oeuvres autour du trône

parmi des trophées; enfin, elle étoit escortée d'une foule de grands hommes qu'elle sembloit inspirer d'un de ses regards, et qui à leur tour réfléchissoient sur elle tout l'éclat dont ils étoient entourés. Cette figure imposante étoit celle de Louis XIV. Enfin, dans une composition plus vaste et plus grande, il dessina le tableau du genre humain tout entier, depuis les siècles barbares, et conduit à travers tant de révolutions et de malheurs, jusqu'à cette époque des arts et des lumières qui semble promettre une félicité nouyelle aux nations. Tels sont les trois monumens historiques élevés par les mains de M. de Voltaire, et qui tous les trois sont des ouvrages les plus distingués de la littérature françoise; il s'y place à côté des plus grands modèles, par cette éloquence naturelle et mesurée qui convient à l'histoire, par l'art de répandre de l'intérêt sur ses récits, par le talent de préparer et d'enchaîner les faits, talent aussi nécessaire à l'historien qu'au poète dramatique, et qui, dans les deux genres, fonde également la vraisemblance; enfin, par la manière dont il juge les événemens et les hommes; et c'est peut-être un des caractères les plus frappans de ce génie singulier. Celui qui dans la tragédie a une imagination si impétueuse et une ame si passionnée, dès qu'il écrit l'histoire, n'a plus qu'une raison calme. On n'aperçoit dans l'historien aucun de ces élans d'une ame ardente, et de ces éclairs d'imagination qui font souvent son caractère et son charme

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