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comme poète. La raison alors vient soumettre à une loi exacte ses jugemens comme son style; et celui même de tous ses ouvrages historiques où le sujet et le caractère principal devoient plus donner à l'historien des souvenirs de poète, je veux dire l'histoire de Charles XII, est peut-être celui de tous dont la composition générale est la plus austère. Jamais les fautes et les erreurs brillantes où la séduction de la gloire entraîne un jeune homme et un héros, ne furent mieux appréciées que dans cet ouvrage, sans que l'imagination, qui peutêtre en est éblouie en secret, dicte jamais son jugement à la raison.

L'histoire moderne avant lui, vous le savez, Messieurs, portoit encore l'empreinte de ces temps barbares où les oppresseurs et lestyrans des nations seuls étoient comptés parmi l'espèce humaine, où le peuple et tout ce qui n'étoit qu'homme, n'étoit rien. Les gouvernemens avoient changé : l'homme étoit du moins rentré dans une partie de ses droits; mais l'histoire, frappée encore de l'esprit de l'antique servitude, sans faire un pas en avant, sembloit restée au siècle de la féodalité; elle n'osoit en quelque sorte croire à l'affranchissement du peuple, et le repoussoit de ses annales, comme autrefois esclave il étoit repoussé de la cour et des palais de ses tyrans. C'est M. de Voltaire, Messieurs, qui le premier a senti, a marqué la place que la dignité de l'homme devoit occuper dans l'histoire. Il a donc voulu que l'histoire, désormais, au lieu

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d'être le tableau des cours et des champs de ba taille, fût celui des nations, de leurs mœurs, leurs lois, de leur caractère, et il a lui-même exécuté ce grand projet. Polybe avoit écrit l'histoire guerrière; Tacite et Machiavel l'histoire politique; Bossuet l'histoire religieuse; M. de Voltaire écrivit le premier l'histoire philosophique et morale: aussi cet homme extraordinaire, qui a renouvelé parmi nous presque tous les champs de la littérature, a fait par son exemple une révo lution dans l'histoire. On s'est empressé de suivre ses traces, comme tous les navigateurs de l'Europe suivirent en foule les traces de Colomb, dans les routes qu'avoit devinées son génie, et chacun est venu partager les dépouilles de ce nouveau monde de l'histoire, ouvert à notre siècle. Tous les Souvrages faits dans ce genre sont autant d'hommages rendus à M. de Voltaire ; et parmi les écrivains qui l'ont imité, il a la gloire de compter aussi des hommes célèbres, soit en France, soit en Angleterre, à-peu-près comme ces rois conquérans, qui, outre la multitude qu'ils traînoient dans leurs armées, comptoient aussi des rois sous leurs drapeaux.

Il ne restoit plus qu'un succès à M. de Voltaire, c'est celui du roman, et il ne l'a point dédaigné, parce qu'il ne dédaigna jamais aucune sorte de gloire. Ce genre, qui a subi tant de révolutions, étoit destiné à en éprouver encore une nouvelle sous la main qui a donné un nouveau caractère à

tout. Il est à remarquer que le peintre de Zaire et d'Aménaïde, l'écrivain qui a parlé de l'amour avec tant de charmes, et quelquefois avec une galanterie si douce, a pour ainsi dire ôté l'empire du roman aux femmes, qui de tout temps y avoient régné. Il en a fait un conte pour les sages qui veu. lent s'instruire, et il les instruit presque toujours en leur présentant une suite de tableaux rapides, où il trace, en courant, les préjugés, les erreurs, les usages ridicules des peuples, les désordres de la société, et plutôt des vices que des passions. Avide de faire la satire de l'homme dans tous les pays comme dans tous les rangs, il semble craindre que l'homme quelque part ne lui échappe et ne trouve un asile contre ses traits: il le poursuit par-tout, parcourt les ridicules du globe entier, passant d'un monde à l'autre, rapprochant ce qui peut-être ne le fut jamais par la nature, mais créant l'illusion par la magie de ses pinceaux; étonnant sans cesse par des oppositions de scènes et de contrastes d'opinions ou d'idées; trou; vant le côté plaisant des plus grands objets, et le côté philosophique des plus petits. M. de Vol, taire, dans ce genre d'ouvrage, qui de tous est peut-être celui qui peint le mieux son esprit naturel et son imagination, a pressé, pour ainsi dire, et serré le ridicule, comme dans la tragédie il a pressé le pathétique et l'intérêt. Ainsi, le ro man, sous sa main, par une sorte d'association nouvelle, et qui n'étoit réservée qu'à lui, réunit

à la fois le génie de l'histoire, celui de la comédie, celui de la satire, celui de la philosophie morale, et quelquefois le merveilleux des orientaux, qui devient philosophique par les grandes leçons qu'il en tire, en même temps qu'il plaît et qu'il étonne par l'empire inévitable que tout merveilleux a sur son imagination.

Après tant de travaux si opposés, que manquoit-il à cet homme extraordinaire que d'avoir voulu voyager dans les sciences, et annoncer les découvertes de Newton? Ce seroit à l'écrivain philosophique, au géomètre créateur qui a lui-même confirmé les découvertes du philosophe anglois(1), et que je vois assis parmi vous, Messieurs, parce qu'au génie des plus hautes sciences, il joint le mérite d'une littérature également fine et profonde; ce seroit à lui d'apprécier les efforts de M. de Voltaire en ce genre. Quelque jugement qu'on porte de cet ouvrage, il aura droit d'éton, ner, quand on le rapprochera de tous les autres. Les Grecs remercièrent Alexandre de ce qu'après avoir tout parcouru et tout vaincu, il leur avoit montré les Indes, quoiqu'il ne les eût pas con quises..

Cette monarchie universelle des talens, cet empire composé de tous les empires réunis, avoit été sans modèle et sans exemple dans les quatre grands

(1) Recherches sur la précession des équinoxes, et sur différens points du système du monde, par d'Alembert.

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siècles des arts qui avoient précédé celui-ci. Le siècle fameux de Louis XIV ne vit personne qui osât même aspirer de loin à cette conquête générale, et l'ambition qui veut tout dominer, parut alors n'appartenir qu'au Souverain : c'est que la force politique, principe de l'agrandissement des rois, étoit alors fondée depuis long-temps, au lieu que dans l'empire des lettres et des arts, tout commençoit à naître : il falloit d'abord tout créer. Le génie de l'invention, ce génie qui apparoît tou jours à l'homme au sortir des temps barbares, rarement s'égare et se disperse à-la-fois sur plusieurs objets ; il repose sur un seul genre qu'il feconde par ces méditations profondes et lentes, créatrices des grandes idées: telle est l'occupation et l'ouvrage du premier siècle des arts. Mais quand tous les chemins sont ouverts, toutes les carrières tracées, alors le génie peut concevoir le vaste dessein de tout embrasser et dé tout réunir: et ce qui prouve, Messieurs, que c'est-là le progrès naturel ou de l'ambition ou du talent, c'est qu'à la fin du dernier siècle, et à la naissance du nôtre, deux hommes d'un mérite distingué, avant M. de Voltaire, avoient osé tous deux former ce grand projet; mais tous deux furent comme ces guerriers entreprenans et hardis que l'on rencontre quelquefois dans l'histoire, qui, n'ayant reçu de la nature, ni tout le talent, ni tout le génie de leur ambition, ont échoué parce qu'ils exécutoient, avec foiblesse ce qu'ils projetoient avec audace,

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